L’Etat islamique a menacé l’Iran pour son rôle dans les conflits en Irak et en Syrie, dans une rare vidéo de propagande publiée lundi. Pourquoi ?

Pourquoi l'EI menace désormais l'Iran

L’Etat islamique (EI) a menacé l’Iran et son guide suprême Ali Khamenei pour son rôle dans les conflits régionaux actuels, dans une rare vidéo de propagande en langue farsi, publiée lundi 27 mars. L’EI, qui considère les chiites comme des hérétiques, accuse dans la vidéo l’Iran de persécuter les sunnites depuis des siècles.

C’est la première fois qu’un document de propagande de l’Etat islamique s’en prend directement à l’Iran et en persan…

Comme on pouvait s’y attendre, ce que raconte l’EI sur l’histoire de l’Iran est déformée et schématique. Ils pensent que l’empire perse dans le passé n’a pas été musulman alors que l’islam n’existe pas aux périodes évoquées dans la vidéo. L’EI est par définition anti-chiite. Il juge que l’Iran, qui pratique le chiisme, est dans une forme de rejet de l’islam, que les Iraniens sont des faux musulmans et qu’il faut éliminer ce régime. Le mouvement anti-chiite n’existe pas seulement en Irak et en Syrie. Au Pakistan, tous les mois, des mosquées chiites sont les cibles d’attentats terroristes. Dans le Golfe persique, des mosquées chiites ont été attaquées. Tous les mouvements extrémistes sunnites, les salafistes, les djihadistes ou encore les wahhabites pensent par essence que les chiites sont des apostats qu’il faut éliminer. L’EI reprend simplement ce discours anti-chiite.

 L’EI a pris le contrôle de Mossoul en 2014, justement parce que le nouveau pouvoir en Irak était à l’époque majoritairement chiite et opposé aux sunnites. Ils ont bâti leur argumentaire là-dessus.
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Pourquoi maintenant, alors que Téhéran est engagé en Syrie et en Irak contre les djihadistes depuis plusieurs années ?

L’EI est plus agressif à l’égard de l’Iran car Téhéran aide l’armée irakienne et les milices chiites irakiennes autour de Mossoul où il perd du terrain. En Syrie, l’Iran se bat aussi contre les djihadistes. Or l’EI est aujourd’hui en position de faiblesse et estime que les Iraniens jouent un rôle important et se trouvent en position de force dans la région où le groupe a accru, il est vrai, son influence.

Olivier Roy : « L’Iran, nouvelle grande puissance du Moyen-Orient »

En Syrie, en 2015, les Gardiens de la révolution, qui soutenaient Bachar al-Assad, ont fait, semble-t-il, appel aux Russes pour intervenir et aider le régime de Damas affaibli. Les Russes, en collaboration avec les Iraniens, ont organisé plusieurs opérations militaires dont celle d’Alep qui a fini par tomber. D’un certain point de vue, on peut même penser que la chute d’Alep est une victoire pour les Iraniens. Ils ont mené le combat avec la présence des Gardiens de la révolution, des milices chiites originaires d’Afghanistan et du Pakistan qu’ils ont envoyées. Il y a une avancée notable de la position iranienne en Syrie.

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En Irak, les Iraniens sont présent depuis 2003 et la chute de Saddam Hussein. Ils ont renforcé leur présence dès 2011, après que les Américains ont quitté le pays, à la demande du gouvernement irakien. Mais depuis la prise de la partie est de Mossoul, où l’EI recule, les djihadistes accusent les Iraniens d’avoir joué un rôle important dans cette avancée de l’armée irakienne et des milices chiites irakiennes. L’Iran a en effet envoyé des soldats et des conseillers.

En raison de cette présence forte à la fois en Syrie et en Irak, l’EI accuse l’Iran d’avoir contribué à son affaiblissement.

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L’EI est-il une menace pour la sécurité en Iran ?

Oui. Dès la prise de Mossoul en 2014, les Iraniens ont vu l’EI se rapprocher de ses frontières. Ils ont vu l’apparition et le développement d’un discours idéologique par rapport aux minorités sunnites d’Iran, les Kurdes et les Baloutches, qui représentent environ 10% de la population. Au Baloutchistan, il existe aussi des soutiens de mouvements islamistes originaires d’Afghanistan et du Pakistan. Pour Téhéran, il y a une réelle menace qui peut venir de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Même si l’Iran reste l’un des pays les plus stables du Moyen-Orient.

Sunnites - chiites : la guerre des enfants de Mahomet

Sunnites – chiites : la guerre des enfants de Mahomet.

Comme les protestants et les catholiques au XVIe siècle, chiites et sunnites se déchirent. Qu’est-ce qui oppose ces deux branches de l’islam ? A quelle époque et sur quels fondements se sont-elles constituées ? Quel rôle jouent dans ce conflit l’Arabie saoudite et l’Iran, les deux Etats théocratiques du Moyen-Orient ? Et comment cette lutte fratricide a-t-elle engendré ce monstre appelé « Etat islamique » ?

La vidéo a fait le tour de la Toile. Mars 2015 : pour la première fois depuis des siècles, un général iranien parade devant Tikrit, la ville natale de Saladin et de l’ancien tyran Saddam Hussein, en plein cœur de l’Irak sunnite. Qassem Soleimani vient de reprendre à l’Etat islamique (EI) l’un de ses bastions, le lieu aussi d’un de ses pires forfaits. Dix mois plus tôt, après leur offensive éclair, les djihadistes ont exécuté non loin de là, à Speicher, un camp militaire, 1.700 jeunes conscrits, tous chiites. Devant les caméras, le commandant de la brigade Al-Qods, la force d’élite des Gardiens de la Révolution, laisse éclater sa joie. Sous les youyous et une haie de fusils Kalachnikov, il célèbre sa victoire en dansant sur le sable, au milieu de ses combattants. Des miliciens chiites, pour l’essentiel. Les mêmes qui aujourd’hui s’apprêtent à lancer l’assaut contre Ramadi, un autre fief sunnite conquis par Daech. Une opération baptisée « Nous voici, ô Hussein ! », du nom du petit-fils du Prophète décapité en 680 à Karbala, dont les chiites commémorent chaque année le martyre, lors de l’Achoura.

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Autre épisode de cette fureur qui s’est emparée du Moyen-Orient : le 4 mai, au siège d’Al-Jazeera, la chaîne satellitaire qatarie, c’est l’heure d' »A contresens », le très regardé talk-show de Fayçal al-Qassem. Thème de la soirée : faut-il exterminer tous les alaouites de Syrie, « femmes et enfants compris » ? Les alaouites ? Une secte musulmane chiite hétérodoxe que le présentateur vedette, célèbre pour ses diatribes, tient pour responsable de la guerre qui ravage le pays du Levant depuis quatre ans. Les Assad, le clan au pouvoir, n’en sont-ils pas issus ? Un régime soutenu à bout de bras par la République islamique d’Iran, face à des rebelles principalement sunnites.

On pourrait citer également les deux récents attentats qui ont frappé des mosquées chiites dans le nord-est de l’Arabie saoudite, la guérilla houthiste au Yémen, financée et armée par Téhéran, en lutte contre une coalition dirigée par Riyad, ou encore l’écrasement par le souverain Hamed Ben Issa al-Khalifa de toutes les velléités de réformes démocratiques dans l’île de Bahreïn, avec l’appui des tanks saoudiens.

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Deux courants antagonistes.

Tous ces foyers ont en commun d’opposer des chiites à des sunnites, les deux courants de l’islam. Alors que la région connaît bien d’autres lignes de clivage – idéologiques, sociales, ethniques, politiques, géostratégiques –, chaque convulsion qui la secoue est désormais vue à travers ce prisme unique. Quelle est l’origine de cet antagonisme prétendument irréductible ? A entendre les prêcheurs de haine, de part et d’autre, il en a toujours été ainsi. Faux : cette guerre de religion, qui, par sa violence, son étendue, son incidence sur les populations, n’est pas sans rappeler celles qui dévastèrent l’Europe au XVIe siècle, n’a pas de précédent dans cette partie du monde. Selon Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’Islam contemporain:

Cette lutte que l’on nous présente comme éternelle est en fait très récente. »

Dieu est un, mais l’islam est pluriel. L’umma, la communauté forte de 1,5 milliard de croyants, se répartit en trois grands ensembles : les sunnites, majoritaires à au moins 85%, les chiites (10 à 15%) et les kharijites, quasi disparus, hormis dans le Sud algérien (mozabites) et à Oman (ibadites). Trois familles qui se subdivisent elles-mêmes en une multitude d’écoles juridiques, branches ou confréries. Chacune se réclamant de la « vraie » foi.

Les racines de la discorde.

La première fracture remonte à la mort du Prophète, en 632. Fondateur du dernier monothéisme, Mahomet a laissé un message, mais pas de testament ni d’enfant mâle. Qui doit lui succéder à la tête de l’umma ? L’un de ses compagnons, choisi par le conseil des anciens, ou quelqu’un de son sang, une figure consensuelle, ou Ali, son gendre et cousin, le premier converti à l’islam ? Le choix se porte sur Abou Bakr, ami intime et beau-père du Prophète, membre des Quraysh, un grand clan mecquois. Ali s’incline.

Il finit par être élu à la tête des croyants en 656, à la suite d’Othman, le troisième calife, assassiné par des musulmans après un règne entaché de népotisme. A peine désigné, Ali se retrouve confronté à une révolte conduite par d’autres compagnons et, surtout, par Aïcha, son ennemie jurée, la troisième épouse du Prophète. Une rébellion écrasée lors de la bataille du Chameau, nommée ainsi car c’est sur cet animal que la veuve assiste à l’empoignade.

Nouvel affrontement en 657, cette fois à Siffin, contre l’armée de Mu’awiya, le puissant gouverneur de Damas. Après des mois de combats, Ali accepte de négocier. Un compromis rejeté par une partie de ses troupes. Les mutins seront appelés plus tard les kharijites, « ceux qui sortent ». Ali est tué par l’un d’eux en 661 et enterré à Nadjaf, en Irak. Mu’awiya en profite pour prendre le pouvoir. Il donne naissance à la première dynastie de l’islam : les Omeyyades.


  La bataille du Chameau,  en 656  – miniature du XVIe siècle –
 

Le martyr de Hussein.

Comme héritier, Mu’awiya impose son fils, Yazid Ier. Voilà le jeune homme calife au décès de son père, en 680, sans avoir sollicité un quelconque suffrage. Circonstance aggravante : de l’avis de tous, c’est un débauché. Hussein, le deuxième fils d’Ali, refuse de lui prêter allégeance. Il quitte La Mecque pour l’Irak, avec quelques dizaines de parents et de partisans. L’armée de Yazid l’assiège à Karbala et donne l’assaut à soixante contre un. Un massacre. Hussein est décapité ; son corps, abandonné, sans sépulture. Sa sœur, Zaynab, accompagne sa tête, emportée comme trophée à Damas. Hussein devient un symbole de résistance, un modèle pour tous ceux qui, au cours des siècles, se soulèveront contre un pouvoir oppresseur.

Pour les chiites, cette mort tragique est comparable à la crucifixion du Christ. Chaque année, lors de l’Achoura, le dixième jour du mois de Mouharram, ils répètent sa geste rédemptrice, en se flagellant au son des tambours. Le sacrifice de Hussein incitera ses successeurs – ou du moins une partie d’entre eux – à adopter une attitude quiétiste, de non-engagement en politique, l’avènement d’une cité idéale étant renvoyé à la fin des temps.

Le divorce avec l’autorité califale est consommé. Désormais, les chiites ne reconnaissent la légitimité que de l’imam qui descend du Prophète et dont Ali est le premier à porter le titre sacré. Le summum de la sainteté. Un intermédiaire entre Allah et les hommes, doué de capacités surnaturelles, le seul capable de saisir et d’interpréter la révélation. Sans lui, le Coran reste muet. Car le monde comprend deux niveaux, le manifeste et le caché, l’exotérique et l’ésotérique. Donc deux sortes de croyants : les initiés et les autres.

Pour les chiites, le martyre de Hussein, deuxième fils d’Ali, décapité à Karbala en 680, est comparable à la crucifixion de Jésus chez les catholiques.

Les premiers califes.

Une hérésie aux yeux des sunnites, les ahl al-sunna wal jama’a, littéralement les « gens de la tradition et du consensus », pour qui tous les croyants sont à même d’accéder au message divin. Il leur suffit de se référer au Livre saint, le Coran, et aux hadiths, paroles, actes, sentences, généralement attribués au Prophète, qui déterminent la sunna, la « règle de conduite ». Ils louent les quatre premiers califes, surnommés les « Bien Dirigés », mais refusent de les considérer comme infaillibles et ne reconnaissent pas davantage de qualité particulière à Ali, ni, encore moins, à sa descendance.

Sunnisme contre chiisme ? Ces deux catégories sont trompeuses. Elles vont être construites très progressivement. Elles font surtout fi de l’extrême hétérogénéité de l’islam. Elles recouvrent chacune d’innombrables fractions et dissidences. Nabil Mouline, chercheur au CNRS, souligne :

Elles mettront trois cents ans à émerger. Au début, elles s’entremêlent. Il y a beaucoup de porosité entre elles. Les chiites signifient les ‘chi’at Ali’, les ‘partisans d’Ali’. Mais on parle aussi à l’époque des “chi’at Othman”, les ‘partisans d’Othman’, ou de ceux de Mu’awiya. C’est alors plus une question de personne que de doctrine. »

Les premiers souverains, qu’ils soient omeyyades ou abbassides, se rapprochent davantage des imams chiites que du modèle califal sunnite. Ils exercent un pouvoir absolu, revendiquent un lien direct avec Dieu et, au gré des circonstances, n’hésitent pas à forger des hadiths afin de justifier leur politique ou réduire au silence leurs détracteurs. Mais, une fois à la tête d’un empire qui s’étend des confins de l’Inde et de la Chine à l’océan Atlantique, ils doivent déléguer une part de leur autorité religieuse. Peu à peu se constitue un corps de lettrés musulmans, les futurs ulémas, qui contestent aux monarques le droit de modifier la sunna.

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La nature du Coran.

Pour pouvoir légiférer comme bon lui semble, le calife Al-Ma’mun, fils de Haroun ar-Rachid, adopte en 827 la doctrine rationaliste des mu’tazilites, qui nie à Allah tout attribut humain. Conclusion : le Coran ne peut pas avoir été prononcé par lui et a donc été créé. Argument combattu avec force par Ahmad Ibn Hanbal, pour qui le Livre saint est éternel. L’homme, dit-il, doit se soumettre à la parole de Dieu et à celle de son prophète, authentifiée par les ulémas. Emprisonné, fouetté, le théologien continue de défendre sa lecture littérale des textes. Fondateur d’une école juridique connue sous le nom de « hanbalisme », il est l’un des pères du sunnisme, qui triomphe après sa mort. « Le terme lui-même ne désigne un groupe déterminé, une croyance, une pratique qu’à partir du milieu du IXe siècle », souligne Nabil Mouline.

Ceux qui obéissent à Ali et à ses descendants ne sont pas non plus des chiites. Du moins, pas encore. Les historiens préfèrent les appeler des « alides ». Leur problème ? Ils se déchirent à chaque succession. Premier schisme : les zaydites qui, après le décès du quatrième imam, en 711, décident de suivre Zayd ibn Ali et non pas son frère et successeur désigné, Mohamed al-Bakir. Proches, sur le plan du droit, des écoles juridiques sunnites et, en théologie, des mu’tazilites, ils se manifestent par leur activisme violent. Zayd lui-même est tué lors d’une rébellion contre les derniers Omeyyades. Ses héritiers se réfugient dans des zones reculées : au Yémen, où ils régneront jusqu’au putsch de 1962, dans le Khorasan, dans le nord-est de l’Iran, ou au Maroc avec les Idrissides.

En 765, rebelote. Comme tous les imams, Jaafar al-Sadiq, sixième en titre et auteur d’une importante jurisprudence, le Code jaafarite, connaît une fin violente – il aurait été empoisonné par le calife Al-Mansur. L’imamat aurait dû revenir à son fils aîné Ismaïl, mais celui-ci est mort avant son père. Pas du tout, assurent certains qui le déclarent « occulté ». Il devient le Sauveur attendu à la fin des temps. Les ismaéliens, appelés aussi « septimains » ou « chiites aux sept imams », se distinguent par leur ésotérisme et leurs différents emprunts à la gnose, au néoplatonisme, à la philosophie perse… Ils essaiment jusqu’en Inde, établissent des royaumes puissants : Qarmates à Bahreïn (903-1077), Fatimides surtout en Tunisie, puis Egypte (910-1171). Leurs califes sont les bâtisseurs du Caire et de sa célèbre université religieuse Al-Azhar, qui, paradoxe, deviendra le symbole de l’islam sunnite. Ils vont eux aussi faire scission et donner des sectes souvent qualifiées de ghulat, d' »outrancières », car elles exagèrent la sacralité d’Ali, comme les druzes.


La mosquée al-Azhar est l’une des plus anciennes du Caire. Elle est le siège de la célèbre université religieuse al-Azhar, devenue le symbole de l’islam sunnite.

Le fils caché.

A force de se segmenter à l’infini, les chiites risquent de disparaître. En 874, à la mort du onzième imam, Hassan al-Askari, ceux que l’on va appeler les duodécimains ou encore les imamites décrètent qu’il a eu un fils nommé Mohamed, mais qu’il a été caché. Il est baptisé le Mahdi, le « Bien Guidé ». Lui aussi ne réapparaîtra qu’aux temps messianiques pour vaincre les puissances du mal. Pendant près de soixante-dix ans, il communique avec ses fidèles par l’intermédiaire de quatre représentants successifs, puis, après le décès du dernier d’entre eux, cesse de se manifester. C’est la grande occultation. L’historien Pierre-Jean Luizard souligne :

C’est un tour de passe-passe, une construction politique destinée à sauver la communauté. Le coup de génie fut de mettre un terme aux successions sans pour autant laisser le trône vacant. »

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Les juristes sunnites accusent les chiites de tous les maux : de provoquer la fitna, la « discorde », d’introduire une bid’a, une « innovation blâmable ». Certains leur jettent l’anathème (takfir), appellent à les passer au fil de l’épée, à s’emparer de leurs biens et de leurs épouses, comme Ibn Taymiyya – un auteur du XIIIe siècle devenu l’un des principaux inspirateurs des djihadistes de Daech pour justifier leurs tueries – à propos de la seule minorité alaouite. En pratique, et contrairement à la période actuelle, les deux grandes branches de l’islam ne passent pas leur temps à s’affronter. Le plus souvent, elles s’ignorent.

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Les deux empires.

Les chiites pratiquent la taqiya, l' »art de la dissimulation ». Ils se développent de façon clandestine ou s’isolent dans les marches de l’empire. Les califes les tolèrent tant qu’ils ne se révoltent pas. Ils peuvent même être hauts fonctionnaires, parfois ministres. C’est entre eux qu’ils se déchirent le plus.

Pareil, dans le camp d’en face. « Les persécutions s’exercent d’abord à l’intérieur du sunnisme », souligne Sabrina Mervin, chercheuse au CNRS, auteur d’une « Histoire de l’islam » (Flammarion). Contre les soufis, surtout, tel le mystique Al-Hallaj, crucifié à Bagdad en 922, pour avoir déclaré en pleine communion divine : « Je suis la Vérité », c’est-à-dire « Dieu ».

Le tournant intervient au début du XVIe siècle, en 1502, précisément, quand Ismaïl prend le pouvoir en Perse, fonde la dynastie des Safavides et proclame le chiisme religion d’Etat. Un choix très politique. Un empire se crée, face à un autre, celui des Ottomans. Le premier est duodécimain, le second sunnite. Selon Sabrina Mervin :

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Les Safavides ont adopté le chiisme certainement pour se démarquer des Ottomans. »

Très vite, leurs armées se combattent. Mais ces guerres opposent davantage des souverains que des peuples ou des croyances. Et, durant les siècles suivants, la frontière entre les deux empires « est l’une des plus stables du monde musulman », rappelle l’historien Jean-Pierre Filiu. Elle correspond à peu près à celle qui sépare actuellement l’Iran de l’Irak.

Chacun admet d’importantes minorités qui se revendiquent de la religion de l’autre. Des Arabes sunnites vivent dans la province du Khouzestan, dans le sud de l’Iran. Le chiisme domine autour des lieux saints de Nadjaf et Karbala, ainsi que dans le djebel Amil, au Liban. Une de ses branches éloignées, appelée « alévie », subsiste dans ce qui forme aujourd’hui la partie méridionale de la Turquie. Une tolérance qui n’exclut pas des pogroms de temps à autre.

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Tentatives de rapprochement.

Cette histoire mouvementée comprend aussi des tentatives de rapprochement. Surtout avec le déclin de l’Empire ottoman. Sabrina Mervin explique :

Lorsqu’ils se sentent menacés par l’Occident, les musulmans s’unissent. Le discours est alors : ‘Si nous sommes faibles, c’est parce que nous sommes divisés.' »

A la fin du XIXe siècle, le sultan Abdülhamid II exhorte l’ensemble des croyants à se rassembler autour de la « Sublime Porte ». En signe d’ouverture, il autorise même la petite communauté iranienne d’Istanbul à célébrer l’Achoura. En 1914, son successeur et frère cadet, Mehmed V, s’allie à l’Allemagne et proclame le djihad, la guerre sainte, contre les puissances impies de l’Entente. Les premiers à répondre à son appel sont… les ayatollahs de Nadjaf.

En 1931, une conférence panislamique se déroule à Jérusalem. Les participants vont prier à la mosquée Al-Aqsa sous la conduite d’un religieux chiite. Un événement aujourd’hui impensable. Après les indépendances, la diplomatie s’en mêle. Le raïs égyptien Gamal Abdel Nasser veut plaire au chah d’Iran ? En 1959, les très sunnites ulémas d’Al-Azhar reconnaissent le droit jaafarite, qui régit les chiites, comme la cinquième école juridique de l’islam. La querelle reprend vite, avec une violence décuplée.

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La révolution d’Iran.

Deux événements, presque concomitants, sont à l’origine de ce grand schisme d’Orient soi-disant millénaire. Le monde découvre l’existence des chiites à la faveur d’une révolution. Le 16 janvier 1979, en Iran, après des mois de chaos, le régime pro-américain du chah s’effondre. De retour d’exil, l’ayatollah Khomeyni instaure une république islamique fondée sur le velayat-e faqih, le « gouvernement des doctes ». Un principe en complète rupture avec le quiétisme prôné depuis des siècles par les mujtahidoun, les plus hautes autorités religieuses chiites.

Bientôt élevé au rang d’imam, Khomeyni ne limite pas son message à ses ouailles et ambitionne de prendre la tête de l’ensemble de l’umma, la communauté des croyants. Vali Nasr, du Conseil des Affaires étrangères des Etats-Unis, écrit :

Il considérait la République islamique d’Iran comme le socle d’un mouvement islamique mondial, à peu près comme Lénine et Trotski avaient vu dans la Russie le tremplin d’une révolution communiste mondiale. »

Manifestation contre le chah, à Téhéran en janvier 1979.

Sa ferveur révolutionnaire, ses imprécations contre l’Amérique qualifiée de « Grand Satan » et ses alliés dans la région, israéliens ou arabes, lui valent d’abord la sympathie de nombreux sunnites, islamistes en tête.

Un terrible défi pour l’Arabie saoudite, qui se veut la gardienne des lieux saints et de la pureté de l’islam. La même année, en novembre, elle vacille à son tour. Quelque deux cents fondamentalistes sunnites s’emparent de la Grande Mosquée de La Mecque et prennent en otage des milliers de pèlerins. Leur chef, Juhayman, un prêcheur bédouin, accuse les autorités de corruption et annonce la venue du Mahdi (en la personne de son beau-frère). Le siège se solde par des centaines de morts. Voilà la maison des Saoud qui tire sa légitimité du wahhabisme, une idéologie religieuse rigoriste, dans la lignée d’Ibn Hanbal, contestée sur son propre terrain. Face à cette double menace, intérieure et extérieure, le royaume se lance dans un prosélytisme tous azimuts afin d’imposer, à coups de pétrodollars, sa vision étroite de l’islam.

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L’offensive irakienne.

Un peu partout dans le monde arabe, la population chiite se réveille. Elle secoue ses structures archaïques et réclame ses droits. Un processus initié dès 1974, au Liban, par Moussa Sadr et son « mouvement des déshérités ». Sa milice, Amal, deviendra une des pièces maîtresses de l’échiquier libanais. Le dictateur irakien Saddam Hussein est le premier à prendre la mesure du danger. Il tient d’une main de fer un pays dirigé depuis sa création par une élite arabe et sunnite, alors que ses habitants sont en majorité chiites. En 1980, le leader baassiste fait exécuter le grand ayatollah Mohammed Bakr al-Sadr, ainsi que plusieurs membres de sa famille, et déporte des dizaines de milliers de ses concitoyens au prétexte qu’ils auraient des origines persanes. Enfin, espérant profiter de l’apparente faiblesse du régime des mollahs, il attaque l’Iran.

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Dans cette guerre qui va durer huit ans et faire près d’un million de morts, il reçoit le soutien de la plupart des pays arabes, à commencer par les monarchies pétrolières, mais aussi de la France et des Etats-Unis. Seule exception : la Syrie. Par hostilité contre Saddam, son grand rival baassiste, et pour des raisons plus géopolitiques, son président, Hafez al-Assad, fait le choix de l’Iran. Une alliance jamais démentie, pas même lors de la terrible répression contre les Frères musulmans à Hama, en 1982. La révolution des mollahs cesse dès lors d’être un modèle pour les islamistes sunnites.

Pour les besoins de la propagande, Saddam Hussein ressuscite tous les préjugés anti-iraniens, ravive le souvenir de la bataille d’Al-Qadisiya remportée en 636 contre les Perses, qualifie l’ennemi de « safavide », « mage enturbanné », « barbare ». Une terminologie reprise aujourd’hui sur la Toile par les extrémistes sunnites. La République islamique recourt, quant à elle, au surnaturel : elle envoie sur le front des acteurs drapés d’un linceul, sur des chevaux blanc, pour faire croire à ses troupes que le douzième imam vient les bénir. Pour autant, il ne s’agit pas encore d’un conflit confessionnel. Pour les chiites irakiens comme pour les sunnites iraniens, la patrie passe avant la foi. Chacun combat dans son armée respective.

Saddam Hussein – 4e en partant de la gauche -, sur le front lors de la guerre Iran-Irak, prend la pose pour son photographe officiel.

Le « croissant chiite »

Ironie de l’Histoire, Téhéran va être débarrassé de son pire adversaire par le « Grand Satan ». En mars 2003, les Etats-Unis envahissent l’Irak et mettent fin au régime de Saddam. En instaurant la démocratie, ils confient mécaniquement le pouvoir aux chiites, qui sont, comme on l’a vu, majoritaires dans le pays.

Chassés du pouvoir, de l’administration et de l’armée, les sunnites boycottent les premières élections, puis forment le gros de la guérilla anti-américaine. Ces insurgés, ex-baassistes et islamistes confondus, finissent par rejoindre des années plus tard Al-Qaida en Irak, l’ancêtre du groupe Etat islamique. Parmi eux, un certain Abou Moussab al-Zarkaoui, qui théorise un djihad anti-chiite et déclenche une véritable guerre de religion.

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En février 2006, il revendique la destruction, à Samarra, au nord de Bagdad, de la mosquée d’or, le mausolée du dixième et du onzième imam. Cette atteinte à l’un des lieux les plus sacrés du chiisme sert de coup d’envoi à un terrible conflit confessionnel. Explosions, attentats, assassinats, de part et d’autre, malgré les appels au calme du grand ayatollah Ali al-Sistani. Pierre-Jean Luizard rappelle :

Cette guerre, qui prend fin en 2009, a fait des centaines de milliers de morts. Elle va entraîner un vaste nettoyage ethnique. Notamment à Bagdad. Une ville qui, par le passé, était toujours restée mixte. »

Pendant que l’Iran accède au rang de grande puissance régionale, son allié, le Hezbollah, s’impose comme la principale force politique et militaire au Liban. Après avoir chassé l’armée israélienne du sud du pays en 2000, puis résisté à son assaut, six ans plus tard, la milice chiite est au sommet de sa popularité.


Les partisans du Hezbollah, lors d’un rassemblement massif à Beyrouth, le 22 septembre 2006. En portrait, Hassan Nasrallah, chef de la milice chiite libanaise depuis 1992.

Les dirigeants arabes commencent à s’inquiéter. Le roi Abdallah de Jordanie, puis le raïs égyptien Hosni Moubarak dénoncent un « croissant chiite » qui s’étend de la Méditerranée au Golfe. Pourtant, cet axe qui court de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas, fait aussi un détour par Gaza, bastion du Hamas palestinien, un mouvement islamiste sunnite.

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Le piège syrien.

Les dernières cartes se redistribuent lors des printemps arabes de 2011, ces mouvements de contestation démocratiques qui vont déboucher presque tous sur des hivers islamistes, puis militaires.

Lorsque la révolution éclate en Syrie, Bachar al-Assad réprime des manifestants pacifiques afin de les pousser à prendre les armes, il exploite les divisions confessionnelles et relâche des centaines de djihadistes détenus dans ses prisons, avec l’espoir de rallier à lui les différentes minorités. Il compte d’abord sur sa propre communauté alaouite, mais aussi sur les chrétiens, druzes, kurdes et tous ceux que la menace fondamentaliste sunnite effraie. L’historien Bruno Paoli souligne :

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C’était le régime d’un clan avec toute sa clientèle, qui ne comprenait pas seulement des alaouites, mais aussi des sunnites ou des chrétiens. Mais, là, les alaouites se sont retrouvés pris au piège. A tort ou à raison, ils considèrent le régime comme leur dernier rempart. »

Les puissances de la région s’en mêlent. Turquie, Qatar, Arabie saoudite aident les groupes armés islamistes, qui recrutent bientôt des dizaines de milliers de musulmans venus du monde entier.

En face, sans l’appui militaire et financier de Téhéran et les milliers de combattants du Hezbollah, le régime syrien se serait sans doute effondré depuis longtemps. Des parrains dont l’influence ne cesse de croître. « Bachar al-Assad fait la guerre en Syrie comme notre adjoint », a ainsi pu déclarer en mai 2014 le général Hossein Hamedani, l’un des chefs du corps expéditionnaire iranien.

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Daech apparaît.

A partir de 2013, un nouvel acteur fait son apparition dans le nord-est de la Syrie, autour de la ville de Raqqa. Son nom ? L’Etat islamique en Irak et au Levant, plus connu sous l’acronyme de Daech. Ses principaux cadres viennent de l’Irak voisin, notamment son chef, originaire de Samarra, Abou Bakr al-Baghdadi. En juin 2014, ces djihadistes repassent la frontière et, à l’issue d’une offensive éclair, parviennent à conquérir Mossoul, la seconde ville irakienne, ainsi qu’un immense territoire. Des victoires acquises à force de massacres et aussi grâce à l’adhésion de nombreux sunnites révoltés par la politique sectaire du premier ministre chiite, Nouri al-Maliki. Retournement de l’Histoire : les Etats-Unis se retrouvent en guerre aux côtés de l’Iran contre un califat de la terreur qui bientôt s’étend des portes de Damas à celles de Bagdad.

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Dernier acte de cet embrasement du monde musulman : au Yémen, une coalition de plusieurs pays arabes sunnites dirigée par l’Arabie saoudite lance des frappes aériennes contre les positions rebelles houthistes armées par l’Iran. La guerre larvée qui couvait entre les deux régimes théocratiques de la région, l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite, éclate au grand jour. Les houthistes appartiennent à une branche antérieure du chiisme, le zaydisme, dont le dernier imam a régné sur le Yémen du Nord jusqu’en 1962, avant d’être renversé par un coup d’Etat militaire. Il s’ensuivit une guerre civile opposant des nationalistes arabes, soutenus par l’Egypte de Nasser, et des monarchistes aidés… par le royaume saoudien. Comme l’explique Pierre-Jean Luizard :

On voit que les enjeux politiques des années 1960 ont été remplacés par des luttes confessionnelles qui apparaissent comme de meilleurs vecteurs d’influence pour des Etats au bord de l’effondrement ».

Sous l’effet de cette déflagration, les frontières dessinées par les puissances coloniales ont volé en éclats. Partout, les tueries provoquent des exodes massifs. Faut-il en prendre acte ? Et remodeler la région selon ces nouvelles partitions confessionnelles ? Une telle carte mettrait fin définitivement à la mosaïque moyen-orientale.

Christophe Boltanski et Sara Daniel

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Bon comme un citron bien rond !