Les récents attentats en sont un signe: dans la partie arabe d’une ville de plus en plus coupée en deux, la colère gagne les quelque 300 000 Palestiniens. Autrefois enviés, ils sont désormais encerclés par les colonies de peuplement juives et discriminés au quotidien. Sans la moindre perspective de paix.

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Avec sa longue robe rouge et son visage affligé, elle a des airs de Madone dans ce décor de guerre. Au milieu des gravats, Enas Shaludi semble perdue, encore sonnée par l’explosion qui a détruit son appartement; en guise de fenêtres, des trous béants donnent sur la rue. Cette mère de famille n’habite pas la bande de Gaza, pourtant, mais un village de Jérusalem-Est, Silwan, en contrebas de la Vieille Ville, dont on aperçoit les murailles. Dans la nuit du 18 au 19 novembre, des artificiers de l’armée et de la police israéliennes sont venus miner le troisième étage de la maison.

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« Ils ont fait sauter le logement vers 4 heures et demie, au moment où le muezzin appelle à la prière du matin ! » s’emporte un cousin. La famille Shaludi, avec ses cinq enfants, ira vivre chez un beau-frère, en attendant de trouver une solution durable, car elle n’a plus le droit d’habiter l’endroit, confisqué par le gouvernement israélien.

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Le même jour, à Abu Tor, un quartier proche où vivent Palestiniens et Israéliens, une autre famille s’apprête à subir le même sort. Brahim Hijazi et son épouse viennent de recevoir un avis de démolition; ils ont quarante-huit heures pour vider les lieux. « Je ne suis ni le premier ni le dernier dans ce cas, hélas, lâche Brahim, un ingénieur âgé de 67 ans. Le gouvernement veut chasser les Arabes de Jérusalem-Est. »

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Le tort de ces parents est d’avoir un fils qui a commis un attentat, ces dernières semaines. Que leur enfant soit majeur n’y change rien, ils en portent la responsabilité aux yeux du gouvernement israélien. Le 22 octobre, Abelrahman Shaludi a fauché la vie d’une jeune femme et d’un bébé en renversant en voiture des passagers à un arrêt de tramway. « Il a perdu le contrôle de son véhicule, c’était un accident », plaide sa mère.

Vie quotidienne quartier de Silwan, jérusalem est.

Vie quotidienne quartier de Silwan, jérusalem est.

 Sept jours plus tard, Mutaz Hijazi, lui, a tenté d’assassiner un rabbin extrémiste, Yehuda Glick, qui prône la reconstruction du temple de Salomon en lieu et place de l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam. Tous deux ont été abattus par la police. Confronté à une montée sans précédent de la tension dans la Ville sainte, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, allié à la droite nationaliste, se devait de réagir ; il a ordonné que leurs maisons soient détruites, ainsi que celles des auteurs du massacre de la synagogue de Har Nof, à Jérusalem-Ouest, le 19 novembre, qui a bouleversé le pays : deux cousins palestiniens, armés de couteaux de boucher et d’un pistolet, ont tué quatre fidèles en train de prier et un policier.

Des attaques d’individus isolés

Voilà des années que les gouvernements israéliens rasent, dans les territoires occupés, les maisons des auteurs d’attentat, afin de punir leurs familles. Mais cette mesure controversée a été suspendue en 2005 par l’armée, qui la jugeait « contre-productive ». Depuis quelques semaines, elle est de retour. Le signe, selon Ilan Greilsammer, politologue classé à gauche, que Netanyahou n’a pas de solution véritable à la spirale de la violence qui emporte Jérusalem-Est depuis qu’un adolescent palestinien a été brûlé vif par des extrémistes, cet été, en représailles de l’assassinat de trois étudiants juifs en Cisjordanie.

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« En termes d’efficacité, ces destructions ne servent à rien, souligne le chercheur. Le gouvernement fait mine de croire que l’auteur potentiel renoncera à mener des attaques antijuives. Mais ça ne marche pas comme ça : le type qui, soudain, commet ces actes ne pense pas aux conséquences. » C’est bien ce qui inquiète les Israéliens. Car, à la différence de la seconde Intifada, durant les années 2000, de laquelle les Palestiniens de Jérusalem s’étaient plutôt tenus à l’écart, la majorité des attaques récentes ne sont pas téléguidées par des organisations palestiniennes ou terroristes, comme le Hamas. Elles sont l’oeuvre d’individus isolés, donc indétectables par le Shabak (mieux connu sous le nom de Shin Beth), le service de sécurité intérieure. « Pour Israël, c’est insupportable, ajoute un journaliste palestinien. Car cela montre son incapacité de contrôler sa capitale. »

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A écouter les observateurs, Jérusalem-Est ne pouvait qu’exploser, tant les frustrations se sont accumulées. « Cette vague de violence a plusieurs causes, note Aviv Tatarsky, de l’ONG israélienne Ir Amim. Elle est la manifestation extrême de profondes fissures économiques, sociales et politiques, qui démontrent que la ville de Jérusalem ?une et indivisible? est un mythe. » Près de 815 000 personnes y vivent – 10% de la population israélienne -, dont 300000 Arabes. La plupart de ces derniers habitent dans la partie Est, occupée illégalement, selon le droit international, depuis la guerre des Six-Jours, gagnée par Israël, en 1967.

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Entre juifs et Arabes, depuis près d’un demi-siècle, une coexistence factice s’est installée. Dans cette « capitale » de l’Etat juif, dont le statut est contesté par le reste du monde, tous sont supposés être des habitants de la même cité, pouvoir circuler librement et bénéficier de droits identiques, en particulier l’accès aux soins et à la sécurité sociale. Une situation enviée par les Palestiniens coincés en Cisjordanie, de l’autre côté du mur de séparation, administrés par l’Autorité palestinienne depuis les accords d’Oslo, en 1993. A l’époque, les négociateurs ont prudemment laissé de côté le statut de Jérusalem, point nodal du conflit israélo-palestinien.

« Le Hamas n’a qu’à te payer ! »

Ce qui apparaissait comme une forme de privilège joue aujourd’hui contre la paix sociale, contre la paix tout court. « Alors que nos cousins de Cisjordanie doivent oublier de temps à autre qu’ils vivent sous un régime d’occupation, nous sommes les seuls à y être confrontés au jour le jour », observe Mahmoud Muna, un libraire de Jérusalem-Est, héritier de ces grandes familles de commerçants cultivés qui ont développé la cité. Autrefois respectés, voire jalousés, ces Palestiniens se sentent désormais discriminés, marginalisés et, souvent, humiliés dans leur vie quotidienne.

Amer et Bassam Zidani. A 19 ans, Amer a fait 21 séjours en prison.

Amer et Bassam Zidani. A 19 ans, Amer a fait 21 séjours en prison.

Quoi de plus normal ? Ils possèdent une carte de « résident permanent », non de citoyen, révocable à tout instant par les autorités. Afin de préserver leur statut, les habitants de Jérusalem-Est doivent veiller à conserver toutes les preuves qu’ils y résident sans discontinuer, et à régler l' »arnona« , la taxe d’habitation, qui pèse lourd dans le budget d’une population très paupérisée -près de 8 ménages arabes sur 10 vivent au-dessous du seuil de pauvreté, contre un quart des ménages juifs. « Un tiers de la ville ne reçoit que de 10 à 12% du budget global de la municipalité », précise Ofer Zalzberg, de l’International Crisis Group.

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D’après une enquête de l’association Ir Amim, le facteur ne passe qu’une fois par semaine dans la plupart des quartiers Est de la ville. Les éboueurs ne passent jamais ou presque ramasser les ordures, que les bennes n’arrivent plus à contenir. L’école aussi est défaillante : il manque 300 classes et près d’un tiers des élèves n’achèvent pas leurs études secondaires. Les autorités limitent drastiquement les permis de construire pour les résidents arabes, tandis que les colonies, elles, se multiplient. « C’est le début de l’apartheid, remarque Mahmoud. Vous n’aimez pas ce mot ? Vous verrez, dans cinq ou six ans, il y aura des panneaux pour les Arabes et d’autres pour les juifs. »

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Avant la construction de la barrière de sécurité isolant Israël de la Cisjordanie, Jérusalem était le poumon économique de la Palestine. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, publié en 2013, plus de 280 échoppes ont fermé à Jérusalem-Est ces quinze dernières années, dont une cinquantaine dans la Vieille Ville, où les Arabes sont largement majoritaires. La liste des récriminations est longue.

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Au fil du temps, le fossé se creuse entre les deux côtés de la ville. Le soir, les chauffeurs de taxi juifs ne veulent plus traverser la « frontière », par crainte des jets de pierres. La guerre à Gaza, l’été dernier, a encore exacerbé les tensions. Comme nombre d’employés, Ali, cuisinier dans un restaurant israélien, a été renvoyé par son patron, qui lui a lancé : « Le Hamas n’a qu’à te payer ! » Tandis que des juifs nationalistes religieux multiplient les agressions physiques ou verbales contre des Palestiniens, ces derniers répliquent en utilisant des feux d’artifices comme projectiles.

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Pour tenter de calmer les jeunes, le maire, Nir Barkat, fait pression sur leurs parents et ordonne aux services municipaux d’appliquer la loi de façon draconienne. Tout est passé au peigne fin : les impôts de chaque résident, les livres de comptes des magasins, les factures impayées… Depuis peu, aussi, la police use d’un liquide à l’odeur nauséabonde, projeté par un camion, afin de disperser les manifestants en cas d’émeutes, mais les résidents y voient une forme de punition collective, car l’odeur fétide s’incruste partout. Lourdement armés, les policiers sont à tous les coins de rues de la Vieille Ville. Jérusalem est sur une ligne de faille qui, chaque jour, s’élargit.

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Silwan est l’un des quartiers où se joue la bataille. Un ballon aux faux airs de montgolfière flotte dans le ciel, fixé au sol par un long câble : c’est un système de surveillance électronique permanent, comme les Américains en avaient installés en Afghanistan… Les ruelles délabrées et parsemées de détritus serpentent autour de petites maisons basses en piteux état. Derrière les palissades, on entend des chevaux hennir. Près de 50 000 Arabes vivent ici – la moitié est au chômage -, ainsi que… 500 colons juifs, retranchés derrière de hauts murs et protégés par des gardes du corps et les forces de sécurité. Cet automne, deux nouvelles familles ont élu domicile à quelques pas de l’appartement d’Enas Shaludi…

Fakhri Abou Diab, président du comité des habitants de Silwan, a été condamné pour avoir agrandi sa maison.

Fakhri Abou Diab, président du comité des habitants de Silwan, a été condamné pour avoir agrandi sa maison.

Accroché au balcon, un drapeau israélien défie les habitants arabes de ce vallon emblématique, niché au pied de l’esplanade des Mosquées -le mont du Temple, pour les juifs. Dans ce quartier qui recèle des vestiges archéologiques des temps les plus anciens de Jérusalem, la municipalité a longtemps rêvé d’un parc de loisirs « biblique », baptisé le « Jardin du roi », en référence à Salomon. « Plus de 80 maisons devaient disparaître, s’indigne Fakhri Abou Diab, président du comité des habitants de Silwan. La ville voulait que les gens déménagent et s’entassent sur la moitié du territoire actuel. » Le projet est au point mort. La municipalité s’en prend désormais aux habitations construites « illégalement ». Et il est impossible ou presque d’obtenir un permis pour agrandir sa maison. Fakhri Abou Diab lui-même est dans ce cas ; il doit régler 105 000 shekels (22 000 euros) pour avoir étendu sa résidence, sous peine de passer six mois en prison.

Plutôt ici que dans un pays arabe

Depuis les années 1990, l’arrivée d’extrémistes juifs au coeur de la majorité arabe provoque des étincelles inévitables. A 19 ans, Amer Zidani conserve les traits d’un enfant. Il sort pourtant d’un séjour derrière les barreaux, son 21e… « La première fois, j’avais 11 ans et demi, raconte-t-il. Je jetais des pierres sur les maisons des colons. » Le gamin est assigné à domicile, car les prisons sont pleines. Plusieurs dizaines de jeunes du quartier ont été arrêtés depuis le mois d’octobre. La plupart n’étaient que des enfants durant la seconde Intifada et rêvent d’en découdre à leur tour. « En tant qu’occupés, nous avons le droit de nous opposer à l’oppression, lâche Bassam, le frère aîné d’Amer. Une coexistence pacifique est envisageable, à condition que l’extrême droite quitte le gouvernement. Ces dirigeants-là mènent à la guerre. »

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Les plus intransigeants des juifs israéliens, qui rencontrent un écho croissant dans la société, placent le conflit sur un autre registre, inconciliable : « Nous sommes confrontés à une culture fondée sur l’incitation à la haine et le racisme », affirme Daniel Luria, porte-parole de la fondation Ateret Cohanim, qui rachète les maisons palestiniennes par l’intermédiaire d’hommes de paille. « Cette haine est répandue partout dans Jérusalem, poursuit-il. Après l’attentat dans la synagogue, on a parlé des deux terroristes comme de deux individus isolés. Ce que le monde ne comprend pas, c’est que ces deux Arabes ont le soutien des imams, des familles, de foules entières. »

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A la frustration s’ajoute, pour les Palestiniens de Jérusalem, l’absence de perspective. Les négociations de paix, relancées par le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, ont échoué en avril. A quoi bon, d’ailleurs ? Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, n’est même pas reconnu comme leur leader. « Jérusalem, il s’en fiche », lâche Daoud, 35 ans. Avec d’autres, ce matin-là, il trompe l’ennui sur un parking délabré, au centre de Silwan. « Je suis désolé pour les Palestiniens qui mènent des attaques contre les juifs, car ils meurent pour rien, dit-il. Les gens sont sans espoir, il n’y a pas d’horizon. Les Nations unies ne font rien, alors que nous subissons la plus longue occupation du monde. »

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A son côté, Hamad, un grand type âgé de 43 ans, occupe un poste de technicien dans les transports publics. Son badge est accroché à son jean. Chaque jour, quand il arrive au travail, il doit montrer patte blanche. Ce qui l’irrite. « On ne demande rien aux autres ! » L’employé, qui parle l’hébreu, n’a pourtant aucune envie de quitter le pays. « Malgré nos conditions de vie et nos souffrances, nous préférons vivre ici, sous l’occupation, plutôt que dans n’importe quel pays arabe, lâche-t-il. Regardez ce que Bachar el-Assad fait à son peuple. Israël est une démocratie, malgré tout, pour les siens. Même si nous ne sommes pas traités avec égalité, c’est mieux que la dictature. » A Jérusalem- Est, quand la vie paraît supportable, c’est par dépit.

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Bon comme un citron bien rond !