Ce que j’ai appris en 7 jours de crise.
Alors que Bernard Cazeneuve a annoncé l’envoi d’une délégation ministérielle en Guyane, le territoire d’outre-mer est toujours touchée par « grève générale illimitée ». Félix, Guyanais de 23 ans, assiste depuis une semaine à cette crise de grande ampleur. Il comprend les revendications, mais n’approuve pas les méthodes employées.
C’était l’objectif : conduire ma vieille Toyota sur 190 km afin d’embrasser ma conjointe. Habituellement deux heures suffisent, mais cette fois-ci, j’ai suivi sept heures d’enseignement géopolitique au fil de l’asphalte, au travers des barrages et d’une population révoltée.
Trois jours plus tôt, le centre spatial a été bloqué par les grévistes d’EDF et d’Endel, cette étincelle a conduit à la paralysie totale de la cote guyanaise (où vit l’essentiel de la population), paralysie dont les protagonistes ne seront plus les grévistes.
À Kourou, on franchit les barrages à pied.
Jeudi aux aurores, Kourou est close, les packs de bière sont entamés sur l’un des trois barrages de l’unique entrée dans la ville. Une quarantaine de personnes garent leurs voitures et franchissent les barrages à pied jusqu’à leur lieu d’activité.
N’ayant plus d’auto-radio, j’élabore mon journal du matin en discutant avec les manifestants : les pêcheurs se joignent au mouvement, des collectifs s’opposent à la privatisation du CMCK (un centre hospitalier de la Croix-Rouge à Kourou). Ces manifestants ne sont ni pêcheurs, ni membres des collectifs (pour la plupart) mais témoignent d’un engagement fort dans la cause guyanaise.
Leurs colliers, sinon leurs boucles d’oreille en or à l’effigie du territoire guyanais, soulignent d’ailleurs cet engagement. Sur les barrières d’acier, se contorsionne l’étoile rouge du drapeau indépendantiste guyanais. Je prends congé des cerbères de Kourou, malgré la bière qu’il me propose (trop tôt pour moi). Je démarre ma Toyota cramant l’essence avec une rage de booster et j’avale les 50 premiers kilomètres.
Les ambulanciers sont les seuls à pouvoir passer.
À Sinnamary, j’embarque des auto-stoppeurs : un gars du coin, une Surinamaise et son bébé. Nous roulons vers Iracoubo, j’essaye de discuter avec eux, mais j’apprends vite à écouter les toucans survolant la route.
J’arrive au péage de gendarmerie d’Iracoubo et les agents contrôlent mes papiers en m’informant des actualités : Sinnamary est désormais bloquée. Des barrages sauvages sont installés aux différentes entrées de Saint-Laurent du Maroni et les boulangers font grève.
Je sors d’Iracoubo quand j’aperçois un premier barrage. Les barrières, des barnums, un barbecue, des joueuses de domino… la voie est infranchissable. Avec l’auto-stoppeuse j’élabore alors une stratégie : je prétends que j’emmène ma voisine et son enfant à l’hôpital de Saint-Laurent pour des examens médicaux.
Le responsable est sensible à mon discours, toutefois une femme tonitrue depuis la barrière « aucune négociation ! ». Deux minutes plus tard, un taxi passe le barrage. En réalité, seuls les ambulanciers sont autorisés à passer. Pendant quatre heures, j’assiste au filtrage des véhicules, aux tentatives de forçage et j’en profite pour interroger l’un des « gardes-barrières » pour savoir qui se mobilise. Il me répond : « Toute la population guyanaise ! »
J’avertis les lecteurs qu’en Guyane, on nomme l’ethnie ou l’origine des gens sans préjudice : Amérindien, Chinois, Créole, Hmong, Noir marron, Métro, etc. À Iracoubo, le barrage n’avait rien d’une initiative de « toute la population guyanaise », mais seulement des Créoles. Les autres souhaitaient franchir ce barrage.
Les 500 frères contre la délinquance.
Durant ces quatre heures, je profite d’une diffusion ininterrompue de Guyane Première. L’antenne interroge des manifestants, ponctuant les monologues de « On est tous avec vous ! », elle balance par intermittence quelques notes festives et informe en continu des faits et gestes des « 500 frères contre la délinquance« .
Il s’agit d’un collectif pacifique engagé contre l’insécurité en Guyane. Leur logo réunit deux flingues et une épée sur fond vert et jaune, le tout auréolé d’étoiles rouges, représentant leur cause.
Vers 10h, j’entends l’appel des 500 frères aux commerçants de Cayenne. Ceux-ci leur demandent de fermer leur établissement en signe de protestation. Une heure plus tard, ces mêmes 500 frères ordonnent la fermeture des établissements.
On passe d’un simple appel à la manifestation à une participation forcée. La radio rappelle alors son soutien aux 500 frères.
« L’État doit comprendre »
La chef des gardes-barrières tient toujours le même discours : « Personne ne passe ». À cet instant, quelqu’un lance à la radio : « Restez chez vous et tout ira bien ! ».
Les automobilistes s’échauffent. Un jeune homme essaye de pousser calmement les barrières avec sa voiture, une femme se dresse entre les deux. Les gardes-barrière hurlent : « Nous n’ouvrirons pas, l’État doit comprendre. »
Sous les tonnelles, on mange, on exprime sa colère. Une femme réclame une augmentation du RSA, sa voisine un accès au logement. Quant aux automobilistes, nous réclamons du boudin : nous avons faim et les commerces sont fermés.
Après quatre heures, on m’ouvre les barrières. J’entraîne un auto-stoppeur dans ma course, il remarque une guitare sur la banquette arrière, puis m’interprète un blues avec religion jusqu’au prochain barrage.
Bonne ambiance et jets de projectiles.
À l’intersection entre Mana et Saint-Laurent du Maroni s’élève un barrage d’allure moins officielle. Une poutre en bois, une vieille machine à laver et des véhicules barrent la voie. L’ambiance est sympathique, des enceintes servent un rythme monotone, on grignote des chips de banane. On pourrait confondre aisément l’endroit avec un salon du 4×4.
Dans l’ombre d’un camion Yoplait, les discussions vont bon train. La plupart des personnes s’accordent à dire que la Guyane est « mal gérée, mal menée, mais pas que par l’État. Inutile d’être sociologue ou statisticien pour le savoir ».
Le débat s’estompe lorsque l’arrière du camion Yoplait lâche un nuage de monoxyde… Au bout d’une heure et trente minutes, le barrage est momentanément levé.
Les barrières sont ouvertes, une trentaine de véhicules s’engouffrent dans l’entonnoir, puis détale jusqu’à Saint-Laurent.
Sur la fin du trajet, un jeune adulte jette une poutre sous mes roues, s’attirant ainsi les acclamations du public. Le doigt d’honneur par lequel j’y réponds, à mon sens assez légitime, me vaut une petite course poursuite.
Les médias se désintéressent de notre crise.
J’approche de Saint-Laurent, mais l’accès principal est complètement obstrué par un bus en travers de la route. Une femme me livre quelques bons conseils et après sept heures de route, j’arrive dans le centre-ville de Saint-Laurent du Maroni. C’est silencieux, presque une ambiance d’après-carnaval.
Une fois arrivé, je constate que les journaux nationaux sur internet n’évoquent que trop brièvement une crise majeure ou n’en parlent pas du tout.
Les jours suivants ne font que confirmer un désintérêt total de la plupart médias de métropole à l’égard de la Guyane que le décalage horaire ne suffit pas à expliquer !
Nous n’avons pas les bons porte-parole.
Ce trajet m’a permis d’apprendre bien des choses : la population est unanime sur les revendications, mais pas sur la méthode. Depuis ce périple, j’assiste au mouvement social depuis ma rue, près les barrages de Saint-Laurent. Les manifestants semblent dotés d’une immunité médiatique : on ne parle pas en mal du mouvement social !
Du moins, on n’aborde pas ses aspects négatifs, les incidents renvoyant une image très négative du mouvement, alors que celui-ci a ses raisons d’exister.
La Guyane a tort de laisser s’imposer en porte-parole, voire en leaders, certains collectifs, contrastant avec des élus (seuls représentants légitimes de la population) jusqu’à présent très timides et laxistes à l’égard de ces collectifs.
Plusieurs ont peur de voir ce mouvement d’espoir compromis par une violence cagoulée.
« Vous savez la Guyane n’est pas une île… »
Dimanche, la Guyane s’affiche enfin sur nos écrans et mon téléphone sonne ! Des amis, des proches, des connaissances de bistro où j’ai disséminé mon numéro s’inquiètent ou s’interrogent. Tout abord, où est localisée cette île ? J’enseigne ainsi la géographie à nombre d’amis :
« Vous savez la Guyane n’est pas une île, c’est une enclave du continent sud-américain, équivalente en superficie à l’Aquitaine et Midi-Pyrénées réunis. » La seconde question gravite autour des dangers en Guyane. On me parle l’orpaillage, des serpents. Périls dont la série « Guyane » esquisse une vitrine largement exagérée.
L’insécurité est une réalité, l’orpaillage est une réalité, la criminalité liée à la pauvreté en est une aussi. Ici, chacun l’a entendu sous forme d’avertissements – « Attention, la plage de Montabo est dangereuse après 21 heures » –, l’a vu loin des lumières de Cayenne ou l’a subit. J’ai des amis qui se sont fait braquer 9 fois en 17 ans (dont 5 à main armée). Un collègue s’est un jour trouvé séquestré chez lui.
Et pourtant, ces gens demeurent en Guyane pour son autre visage, ses bons côtés qu’aucun film et qu’aucune série n’a laissé transparaître.
De la Guyane-en-crise à la Guyane-en-grève.
Lundi, la Guyane fait officiellement grève, les collectifs exigent. Un grand type à l’accent texan et au cuir des bottines lustré, déclare entre une taffe et un raclement d’œsophage : « C’est la merde depuis les années 1985 ! Et je suis arrivé en 1985. C’était sûrement la merde avant. »
Un peu plus loin du barrage principal, un silence de bagne empeste la ville de Saint-Laurent. Même la brise du Maroni fait grève, aucun air de rap, ni même de glace pilée pour la caïpi n’arrive à percer l’atmosphère.
Puis, quelques heures plus tard, c’est l’ambiance d’un samedi, mais sans bière (les bars sont fermés), les scooters pétaradent, les lycéens sortent. La transition de Guyane-en-crise à Guyane-en-grève est passée, l’excitation des premiers barrages est tombée, ces barrages officiels marquent désormais les cartes d’une trace indélébile.
À Saint-Laurent, certains font l’aller-retour jusqu’au Suriname pour 5 euros et rentrent chez eux chargés d’aubergines, de mangues et d’épinards frais, car les marchés, le cœur des villes ici, n’ont plus lieu.
Guyane : qui sont les « 500 frères », le collectif contre la criminalité ?
Cagoulés et vêtus de noir, ces manifestants majoritairement soutenus par la population, sont devenus l’une des figures du mouvement de contestation en Guyane.
Depuis près d’une semaine, les passants les croisent, vadrouillant en groupe dans les rues de Cayenne, en Guyane. En quelques jours, les « 500 Frères », collectif militant contre l’insécurité, sont devenus l’un des symboles de la crise sociale qui paralyse le territoire. Cagoulés et vêtus de noir des pieds à la tête, ces hommes interpellent les citoyens, bloquent les routes et poussent les commerçants à fermer leur boutique en signe de protestation. En moins d’une semaine, ce collectif musclé est parvenu à faire fermer la mairie de Cayenne et à bloquer la route menant au centre spatial de Kourou, contribuant à retarder le tir de la fusée Ariane 5.
Mais leur coup de force demeure cette spectaculaire intrusion, lors d’une réunion de travail, à l’Assemblée de la collectivité territoriale le 17 mars dernier. Une trentaine d’hommes débarquent ainsi cagoulés, dans l’hémicycle où siègent des ministres de 25 Etats de la Caraïbe et la présidente de la réunion, Ségolène Royal. « On est venu vous dire au secours » clament-ils, face à la ministre de l’Environnement, pour le moins interloquée.
Des propositions fermes contre l’insécurité.
Lancé en février, après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire, le collectif, majoritairement soutenu par la population, compte aujourd’hui dans ses rangs plus d’une centaine de manifestants. Parmi eux, des « artisans, pêcheurs, ouvriers, chefs d’entreprise ou encore d’anciens militaires », comme le souligne « Vice« . Tous excédés par la criminalité record qui touche le département – la Guyane étant le territoire français le plus meurtrier avec 42 homicides en 2016 pour 252.000 habitants.
Les 500 Frères proposent ainsi aux autorités des solutions fermes pour lutter contre l’insécurité. Parmi elles : l’éradication des squats, l’application de l’état d’urgence sur le territoire, la construction d’une deuxième prison, le maintien d’un escadron de gendarmes mobiles affecté en renfort ou encore le renvoi dans leur pays des détenus étrangers pour y purger leur peine. Interrogé sur Guyane 1ère, Mickaël Mancée, porte-parole du collectif assurait, en février dernier, vouloir aider la police, jugeant, au passage que « les autorités ne pouvaient pas tout faire » :
« Nous connaissons le terrain et la plupart d’entre nous sommes déterminés à faire en sorte que les choses se passent bien. »
Des méthodes musclées.
Si les actions du collectif se veulent toujours pacifistes, ses méthodes ne semblent pas faire l’unanimité. Certains relèvent le caractère choquant d’une déclaration d’un de ses porte-paroles : « Un voleur mort est un voleur qui ne vole plus.« D’autre raillent l’esprit milicien du collectif. « Nous ne sommes pas une milice », défend pourtant Zadkiel Saint-Orice, l’un des porte-paroles des 500 Frères. « Nous manifestons sans arme, avec comme seul accessoire notre cagoule. » Et pourquoi la cagoule ?
« La cagoule en plein état d’urgence, c’est juste pour attirer l’attention, faire quelque chose de différent. »
Barrages routiers, écoles fermées… Pourquoi la Guyane est paralysée.
Malgré l’envoi, dès ce week-end, d’une délégation interministérielle, les 37 syndicats ont voté la grève générale sur le territoire. Ces derniers, à l’image des 500 Frères, attendent de pied ferme des ministres en Guyane. Et la première d’entre eux, celle des Outre-mer, Ericka Bareigts, qui a déclaré dimanche préférer remettre une éventuelle visite au moment où « les conditions seront réunies ».