Du Maghreb au Moyen-Orient, les pays connaissent de graves difficultés économiques, et des problèmes spécifiques à chaque pays. Et voici qu’un point commun commence à apparaître : la mise en cause de l’islam. Du moins tel qu’il est encadré voire instrumentalisé.
Nous nous bornerons ici aux pays les mieux – ou les moins mal – connus des Français et qui jouent un certain rôle dans notre environnement géopolitique, c’est-à-dire dans la région qui va du Maroc à l’Iran. Pour presque tous les pays cités, vous avez un lien menant à un article sur eux.
Ces pays sont en grande difficulté : guerre totale en Syrie, guerre civile en Libye, soulèvement en Iran, émeutes « anti confessionnelles » en Irak et au Liban, remous en Arabie et en Algérie, fond de décor trouble au Maroc, en Turquie, en Égypte et en Tunisie.
Cette région connaît de graves difficultés économiques, voire de véritables catastrophes auxquelles s’ajoutent des problèmes spécifiques à chaque pays. Et voici qu’un point commun commence à apparaître : la mise en cause de l’islam. Du moins tel qu’il est encadré voire instrumentalisé.
L’autoritarisme et l’échec économique des gouvernants.
La quasi-totalité du monde arabe ainsi que ses voisins immédiats la Turquie et l’Iran sont en difficulté sur le plan économique, et l’autoritarisme n’a même plus l’excuse de l’efficacité, contrairement, par exemple, à la Chine. Il n’y a guère que le Maroc qui soit en croissance, insuffisante certes pour résoudre ses problèmes, ce qui le met néanmoins largement en tête. Ensuite vient la Turquie, pays le plus développé de la région, actuellement en stagnation, tandis que la Syrie détruite et l’Iran boycotté sont les derniers de la liste.
Le Maroc part de très bas, progresse honorablement, mais insuffisamment pour employer l’ensemble de sa jeunesse, diplômée ou non, notamment du fait des déficiences du système scolaire, aggravées par l’arabisation maladroite et, à mon avis, par la non reconnaissance du français qui est une des langues de fait du pays.
J’exagérerais à peine en disant que l’Algérie a été sciemment empêchée de se développer par ses gouvernants. En effet, ces derniers ont considérablement freiné la production intérieure de manière à la remplacer par des importations payées par l’argent du pétrole et sur lesquelles le groupe au pouvoir prélevait une dîme, s’ajoutant aux autres sources de corruption. Or le maintien du prix du pétrole autour de 60 dollars le baril depuis un certain temps ne suffit pas à financer la vie quotidienne du pays.
La corruption généralisée a généré le soulèvement actuel, le hirak, qui aboutit à l’élimination du clan Bouteflika par les militaires, dont le candidat, Abdelmadjik Tebboune, vient d’être élu président, ce qui ne résout pour l’instant aucun problème. Par ailleurs les déficiences de la scolarisation sont les mêmes qu’au Maroc.
La Tunisie, dont le développement passé a été honorable, est engluée dans des difficultés économiques découlant en partie de « l’ancien régime » clanique et corrompu et en partie de l’impact des attentats sur le tourisme.
La Libye est en pleine guerre civile : le gouvernement plus ou moins légal et reconnu par l’ONU du président Fayez el-Sarraj ne contrôle qu’une petite partie du territoire, le reste, dont les zones pétrolières, est contrôlé par le général Haftar soutenu notamment par l’Égypte et la Russie (et, disent certains, par la France) qui essaye de prendre la capitale Tripoli, alors que la Turquie annonce voler au secours du président Sarraj. Cette rivalité masque une multitude de clans et de milices locales, dont des islamistes.
Le pays le plus peuplé de la région, l’Égypte, voit son développement freiné par le poids de l’armée et son contrôle de la vie économique sous la poigne du président, l’ex-général Sissi. Le gouvernement des Frères musulmans avait exaspéré les Égyptiens qui ont été dans un premier temps heureux que l’armée reprenne le pouvoir.
Le Soudan sort de décennies sanglantes de guerre civile et de répression et a perdu le pétrole de son voisin du Sud, qui a fait sécession. La population espère que le nouveau gouvernement mixte civil–militaire sera plus efficace que le pouvoir islamiste du président Béchir.
En Asie, à part la Jordanie toujours en équilibre précaire du fait des réfugiés palestiniens et maintenant syriens, qui résiste honorablement grâce à l’aide financière internationale, la situation est catastrophique.
La Syrie est détruite matériellement et humainement par des années d’une guerre particulièrement féroce. D’un côté se trouve le gouvernement contrôlé par la petite minorité alaouite (une variante du chiisme) et soutenu par l’Iran et la Russie. Après avoir frôlé la défaite, le président Assad a repris le contrôle de presque tout le territoire, probablement au prix d’une vassalisation envers la Russie et l’Iran.
Dans l’autre camp se trouvaient des démocrates puis des mouvements islamistes variés, dont l’État islamique. Ce dernier a été vaincu par les Kurdes qui viennent d’être lâchés par les Américains. Ils sont maintenant attaqués par l’armée turque et donc obligés de se rallier au pouvoir alaouite. L’ensemble du pays est largement détruit, et les zones encore contrôlées par l’armée turque et ses supplétifs font encore l’objet de combats et d’épuration ethnique.
L’Irak a été dévasté par la lutte contre l’État islamique et le nord du pays est largement détruit. Le gouvernement en place semble incapable de redresser le pays et la population s’est donc là aussi soulevée. Avec un reproche supplémentaire aux politiciens : leur soumission à l’Iran.
L’Irak est parsemé de lieux de culte chiites attirant des foules de pèlerins iraniens, mais ces derniers sont de moins en moins reçus comme des clients et de plus en plus comme des occupants.
L’Iran, dont le peuple vient de subir une répression sanglante, est ruiné de plusieurs façons par ses dirigeants. La corruption est aggravée par le contrôle par les « gardiens de la révolution » des circuits commerciaux avec l’extérieur, et notamment celui de l’énorme contrebande contournant les sanctions américaines.
Ces sanctions sont elles-mêmes la conséquence de décisions gouvernementales iraniennes : la poursuite de la construction d’armes nucléaires assortie de menaces contre Israël alliée des États-Unis, et la poursuite d’une politique étrangère expansionniste tentant d’annexer de fait l’Irak, la Syrie et le Liban (via le Hezbollah chiite) et de piloter le Hamas à Gaza. Bref « d’assiéger Israël » ce qui est une façon supplémentaire d’attirer l’hostilité américaine.
Et cette politique étrangère coûte très cher en subsides aux « clients », en fourniture d’armes et en présence militaire, ce qui appauvrit encore les citoyens et leur donne une raison de plus de révolte : « donnez-nous à manger au lieu de dépenser des fortunes pour vous implanter chez nos voisins ».
Les observateurs de l’Iran soulignent que le mécontentement économique ne fait qu’aggraver une opposition plus profonde au régime, considéré comme favorisant abusivement le clergé musulman et son soutien par les « gardiens de la révolution ». Cette opposition a gagné la partie déshéritée de la population qui avait pourtant initialement soutenu cette « révolution islamique ».
La Turquie paie cher le comportement de plus en plus clanique de son président de plus en plus ouvertement islamiste. Ce dernier fait un effort très important de ré-islamisation de ce pays en principe laïque, avec notamment la multiplication des écoles religieuses.
Mais la répression a décapité de nombreuses entreprises et découragé les investisseurs étrangers, tandis que la politique monétaire suit les caprices du président. La grogne économique pourrait surgir là aussi.
Le Liban pose ouvertement le problème religieux : chrétiens de toutes obédiences, druzes, sunnites et chiites veulent pouvoir bénéficier d’une vraie citoyenneté libanaise et non pas être rattachés par leur naissance à des systèmes juridiques et sociaux religieux contradictoires, voire ennemis. Et là aussi l’échec économique et la corruption des politiques nourrissent la contestation.
La péninsule arabique, elle, n’a en principe pas de problèmes économiques, croulant sous l’argent du pétrole. Les pays qui la composent compliquent la géopolitique mondiale en finançant des mouvements islamistes, souvent d’ailleurs ennemis entre eux : les Frères musulmans sont par exemple honnis par l’Arabie, mais favorisés par le Qatar.
La richesse donne des esclaves étrangers à la population « de souche ». On a vu néanmoins le prince héritier d’Arabie contraint de faire quelques concessions à « la modernité » : droit de conduire pour les femmes, ouverture de quelques cinémas…
Conséquence : un recul de l’islam ?
Dans tous ces pays, l’islam est une composante importante de l’autorité, soit directement dans les pays islamistes (Iran, Turquie) soit indirectement du fait du comportement ostensiblement religieux du dirigeant (Égypte) ou du fait de l’influence de partis politiques islamistes (Algérie, Tunisie, Maroc, Libye). De plus l’islam a une autorité morale et sociale reconnue dans toute la région.
Or les autorités de ces pays sont remises en cause. Cela a fatalement des répercussions sur l’islam qui leur est associé.
Ainsi, The Economist du 7 décembre a publié un sondage du « Baromètre arabe » qui montre un recul de plusieurs indicateurs dans ce domaine de 2012 à 2018. Malheureusement, il ne concerne que les pays arabes et laisse de côté la Turquie et l’Iran.
Ce sondage indique que la confiance envers les partis islamistes diminue partout et la chute est particulièrement forte en Algérie et en Irak. Le nombre de ceux qui s’avouent « non religieux » augmente partout, particulièrement en Tunisie (35 %), même s’ils restent minoritaires. La confiance dans les chefs religieux est également en recul général, particulièrement en Irak où elle passe de 65 à 40 %, et est maintenant minoritaire dans tous les pays.
Enfin le pourcentage de ceux qui vont à la mosquée même épisodiquement est également en recul général et devient minoritaire au Liban (où les musulmans sont maintenant très largement majoritaires du fait de l’exode des chrétiens). Ce pourcentage est tombé à 35 % en Irak et 25 % en Tunisie. C’est en Égypte qu’il reste plus élevé avec environ 70 % mais venant de 88 %.
Rappelons que toutes ces évolutions ont eu lieu en six ans seulement.
En Turquie et en Iran, une fraction importante de la population n’était plus vraiment musulmane depuis longtemps, avec toutes les nuances entre un athéisme affirmé, l’agnosticisme et une religiosité vague censée être « commune à toutes les religions ». Néanmoins les couches populaires, notamment rurales, restent attachées à un islam traditionnel.
Le basculement est possible en Turquie où le mécontentement économique s’ajoute à l’agacement, voire la fureur, de la partie laïque ou tout simplement politiquement libérale de la population et où le président et son parti au pouvoir n’ont qu’autour de 50 % des voix lors des élections, grâce aux campagnes. Il est maintenant minoritaire dans les trois grandes villes du pays : Istanbul, Ankara, Smyrne.
En Iran la situation est plus dramatique : la répression est sanglante, alors qu’en Turquie on ne risque « que » le licenciement et la prison. Cette répression permet de garder le contrôle du pays, mais accentue la haine envers le « régime des mollahs ». Une partie des religieux a d’ailleurs toujours dit – et je l’ai entendu de mes oreilles – que donner à l’islam le pouvoir politique se retournerait contre la religion qui deviendrait tout aussi détestée que lui.
Les autres raisons de l’évolution musulmane.
À ce recul des convictions musulmanes pour des raisons politiques et économiques qui semblent durables s’ajoutent à mon avis des évolutions de fond.
Il y a tout d’abord la connaissance du français et de l’anglais pour les couches sociales supérieures, qui les met en contact d’une part avec les non-musulmans, d’autre part avec des musulmans « occidentalisés ».
Une autre évolution de fond est ce que j’appelle « la protestantisation » : l’enseignement public a beau être de mauvaise qualité dans les pays arabes, le fait de savoir lire permet de comprendre les textes sacrés, et donc de les interpréter à sa façon : psalmodier par cœur certains passages du Coran est une chose, le lire tranquillement en arabe, turc ou farsi est autre chose.
C’est ce qui s’est passé en Allemagne lors de la naissance du protestantisme puis de la modernisation du catholicisme, Internet étant l’équivalent de l’imprimerie d’alors.
En Turquie et en Iran, où l’éducation de base est meilleure mais n’est pas en arabe, l’évolution est probablement plus avancée.
Cette protestantisation mène au meilleur comme au pire, et en tout cas à des divisions infinies. C’est une raison de plus ne pas considérer l’islam comme un bloc comme on a souvent tendance à le faire, mais comme des idées de plus en plus diverses d’une personne à l’autre.
Dans les cas extrêmes on constate le passage de certains musulmans à l’athéisme ou au christianisme, notamment par réaction à la cruauté de l’État islamique. Plus nombreux sont ceux qui se « sécularisent » c’est-à-dire cantonnent la religion au domaine privé par opposition au politique, voire aux comportements sociaux, quitte à se faire violemment critiquer par les traditionalistes. C’est du moins le résultat d’enquêtes marocaines.
Dans ce contexte, d’un point de vue occidental, et probablement aussi du point de vue de la majorité des musulmans, la stratégie devrait être d’éviter de pousser des musulmans vers les djihadistes (avant-hier Al Qaïda, hier l’État islamique, aujourd’hui les groupes du Sahel, Boko Aram… et bien d’autres).
Malheureusement, au Nord certains ont le réflexe inverse de diaboliser l’islam, ce qui renvoie les musulmans vers les activistes. On peut penser ce que l’on veut de l’islam, mais il est contre-productif d’insulter des croyants.
Heureusement les opinions publiques du Sud semblent être en avance sur leurs gouvernements qui, à force de s’appuyer sur l’islam, finissent par lui nuire.