la vraie nature de MONSIEUR ERDOGAN.

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« Sa vraie nature est simplement celle-ci : Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats »

par Alexandre del Valle

Depuis l’arrivée au pouvoir, en 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP) d’inspiration islamiste, la Turquie a connu une mutation économique, politique, socio-religieuse et stratégique impressionnante. Le changement porte surtout sur l’identité nationale et la nature du régime politique : construction massive de mosquées ; renvoi des militaires dans leurs casernes ; autorisation du port du voile dans les écoles ; projets de révision de la Constitution instaurant un présidentialisme fait sur mesure pour Erdogan.

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Mais la politique étrangère n’est pas en reste : tout en maintenant sa candidature à l’Union européenne, Ankara a mené une diplomatie à la fois « néo-ottomane », tournée vers le monde arabo-musulman, et multilatérale en direction des pays asiatiques. Cette Turquie post-kémaliste se pose en championne des Frères musulmans et des Palestiniens. Rompant brutalement avec son vieil allié Bachar el-Assad, elle a pris fait et cause pour les rebelles sunnites en guerre contre le régime syrien, jusqu’à adopter une attitude ambiguë envers les groupes islamistes djihadistes, y compris l’État islamique… Arguant de sa situation de corridor énergétique, Ankara a également resserré ses liens avec la Chine, la Russie et l’Iran.

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Surenchère anti-israélienne pour séduire la rue arabe et islamiste.

Tribun « islamo-populiste » hors pair, Recep Tayyip Erdogan a su jouer, depuis 2002, la carte de la réislamisation en vue de fidéliser son électorat sunnite et de permettre à la Turquie de reprendre pied dans ses anciennes possessions ottomanes (Égypte, Gaza-Palestine, Liban-Syrie, Maghreb, Balkans…). Cette stratégie s’est déployée de façon progressive afin de ne pas braquer ses alliés occidentaux qui l’ont aidé à arriver au pouvoir et à vaincre l’« État profond » kémaliste (1). Mais, à partir de la fin des années 2000, elle s’est intensifiée à coups de surenchères verbales anti-israéliennes destinées à séduire les millions de musulmans attachés à la cause palestinienne.

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Plusieurs événements ont marqué la fin de l’amitié turco-israélienne (2). Le point de quasi-rupture a été atteint avec l’affaire de la flottille de Gaza, en mai 2010, lorsque des commandos israéliens ont tué neuf militants turcs pro-palestiniens à bord d’un ferry turc chargé d’aide humanitaire qui tentait de briser le blocus de Gaza. Un prétexte tout trouvé pour dénoncer l’ex-allié israélien. Ankara a par la suite pleinement approuvé l’obtention, par la Palestine, d’un statut d’observateur à l’ONU, puis appelé à la création d’un « État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale », ce que refuse l’État hébreu, avec lequel la Turquie reste pourtant liée par un traité (3). Emboîtant le pas à son président, le premier ministre Davutoglu a déclaré, lors d’une réunion de l’Organisation de la coopération islamique (à Djibouti, novembre 2012), que les « attaques dans la bande de Gaza – prison à ciel ouvert – sont un crime contre l’humanité » (4).

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Déjà très liée aux Frères musulmans, qui organisent chaque année à Istanbul leur réunion internationale, la Turquie de l’AKP est devenue la nouvelle terre d’accueil du Hamas, branche palestinienne des Frères. Des membres de son aile armée s’entraînent sur son sol avec l’assentiment des autorités turques. D’évidence, ce soutien, qui a culminé avec l’installation officielle à Istanbul du siège du Hamas après son expulsion de Damas en 2011, pose un problème sécuritaire aux pays de l’Otan qui considèrent toujours ce mouvement comme terroriste. Malgré les protestations israéliennes et américaines, en 2013, Ankara a permis au Hamas d’élargir les activités de son siège turc, dirigé par Salah Al-Arouri.

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Parmi les personnalités du Hamas installées en Turquie, on dénombre aujourd’hui vingt anciens prisonniers reconnus coupables d’actes terroristes, qui ont été libérés dans le cadre de l’échange avec le soldat israélien Gilad Shalit, notamment Zaher Jabarin et Jihad Yarmur, impliqués dans l’assassinat du soldat Nachshon Wachsman en 1994. Plus étonnant encore pour un pays qui s’est souvent présenté comme un rempart contre le terrorisme islamiste, la Turquie d’Erdogan tolère que le Hamas profite de son bureau à Istanbul pour recruter de jeunes Palestiniens étudiant en Turquie, en Jordanie ou en Syrie. Depuis que la Jordanie n’autorise plus les membres du Hamas à suivre une formation militaire sur son sol, les nouvelles recrues sont envoyées au siège stambouliote d’où elles sont ensuite acheminées vers des camps d’entraînement. En décembre 2014, Khaled Mechaal, chef du Bureau politique du Hamas, a été reçu avec tous les honneurs lors du congrès annuel de l’AKP et a prononcé à cette occasion un discours invitant à renforcer la coopération entre la Turquie et les Palestiniens en vue de « lutter pour libérer Jérusalem » (5).

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Les postures anti-israéliennes des autorités turques méritent toutefois d’être relativisées : 1) l’AKP n’a jamais réellement rompu avec Israël, dont l’armée continue de coopérer avec l’armée turque ; 2) les déclarations d’Erdogan ou de Davutoglu reprochant à Israël sa politique de « colonisation » et de construction de milliers de logements dans des colonies juives sonnent comme des accusations miroirs, car la Turquie n’a jamais mis fin à la politique d’occupation et de colonisation – condamnée par l’ONU et le Conseil de l’Europe – de 37 % du nord de l’île de Chypre (« république turque de Chypre du Nord, RTCN, non reconnue internationalement »). Depuis 2008, Ankara a même menacé à plusieurs reprises la république de Chypre (membre de l’UE) d’intervenir militairement si jamais elle accordait des permis d’exploration gazière à Total ou à des consortiums franco-russe, italien (ENI) et sud-coréen (Kogas) (6).

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Soutien aux révolutionnaires islamistes sunnites et échec de la diplomatie « zéro ennemi »

À partir du printemps 2011, pariant sur le succès des révolutions arabes, la Turquie a rompu avec ses anciens alliés nationalistes hostiles aux insurgés islamistes (Syrie de Bachar el-Assad, Libye de Kadhafi et, depuis 2013, Égypte du maréchal-président al-Sissi). Ankara a également perdu de son crédit au Liban et en Tunisie, où elle avait misé sur les Frères musulmans. En soutenant les révolutionnaires fréristes et en sous-estimant la capacité de réaction des forces hostiles aux islamistes, Ankara a en réalité réduit sa « profondeur stratégique » plus qu’elle ne l’a élargie, consacrant ainsi l’échec de la doctrine chère à Davutoglu du « zéro ennemi ».

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La stratégie d’Ankara visant à obtenir le renversement du régime baasiste de Damas pour gagner les coeurs des masses sunnites solidaires des rebelles syriens a encouragé le gouvernement turc à soutenir pratiquement toutes les forces combattantes susceptibles de renverser Bachar el-Assad : de façon officielle, les rebelles sunnites « modérés » puis, de façon moins officielle, le Front islamique, l’Armée de la conquête (7) et même l’État islamique (Daech (8)).

 

Dès le début des opérations militaires occidentales en Syrie et en Irak, Ankara a refusé que l’aviation américaine utilise les bases de l’Otan pour bombarder les positions de l’EI – et cela, au risque d’apparaître comme un partenaire objectif des djihadistes. Rappelons que la Turquie abrite 24 bases de l’Otan (9), que l’armée de l’air turque dispose des dernières technologies issues de l’industrie militaire américaine et que ses pilotes sont formés par les États-Unis… Consternés, les stratèges de l’Otan et des pays en guerre contre Daech savent que, depuis le début de la guerre civile syrienne, Ankara a fermé les yeux sur les camps d’entraînement de l’EI installés sur son territoire et sur le passage à travers sa frontière d’armes et de djihadistes du monde entier. Ils sont souvent recrutés en Turquie – dans les mosquées, les écoles et même parmi les forces de sécurité -, ce pays étant devenu une base arrière pour la plupart des groupes islamistes syriens, y compris ceux liés à Daech et à al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda).

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C’est d’ailleurs par la Turquie que transitent les volontaires européens, comme Hayat Boumeddiene, la compagne du terroriste français Amedy Coulibaly, auteur de la tuerie de l’Hyper Cacher en janvier 2015, ou encore les trois lycéennes londoniennes (10) qui ont été approchées sur Twitter par une militante djihadiste. Certes, le gouvernement turc assure qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour sécuriser les 800 kilomètres de frontière séparant les deux pays ; mais selon les passeurs, les combattants sunnites et les réfugiés, il est clair que les mafias locales et les forces de l’ordre corrompues ont organisé un véritable business. Pour 25 dollars, n’importe quel candidat au djihad peut franchir la frontière turque pour rejoindre Daech, al-Nosra, al-Ahram ou le Front islamique. Certains passeurs turcs « louent » carrément des sections de la frontière syro-turque à des « émirs » de Daech. Ajoutons que, jusqu’à présent, les autorités d’Ankara se sont bien gardées de mettre un terme à la contrebande d’hydrocarbures en provenance d’Irak et de Syrie – ce qui est loin d’être anodin lorsque l’on sait que les dizaines de champs pétroliers et de raffineries contrôlés par l’EI génèrent quelque 2 millions de dollars de recette par jour !

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Pis encore : fin 2014, alors que le secrétaire américain à la Défense, Chuck Hagel, tentait de convaincre Ankara de participer à l’offensive occidentale contre Daech, le président Erdogan refusa de soutenir militairement les forces kurdes qui défendaient la ville frontalière de Kobané (nord de la Syrie), assiégée depuis plusieurs mois par les combattants de l’État islamique (reprise par les Kurdes en janvier 2015) et d’ouvrir la base militaire d’Inçirlik aux avions de la coalition internationale. L’armée de l’air turque alla même jusqu’à bombarder des cibles du PKK dans le sud-est de la Turquie, une première depuis le cessez-le-feu décrété par les rebelles kurdes en mars 2013.

 

Le refus d’Ankara de se joindre aux opérations de la coalition a contribué à compromettre le fragile accord de paix conclu en 2013 avec le PKK. Et le succès inattendu du parti kurde HDP à l’occasion des élections générales turques du 7 juin 2015 (13 %, 80 députés) n’est pas étranger à ce refroidissement des relations turco-kurdes sur fond de chaos syrien et régional. En novembre et décembre 2014, les manifestations pro-kurdes se sont multipliées en Turquie, faisant plusieurs dizaines de morts. Mais Ankara a toujours comme priorité la lutte contre le régime d’Assad. D’où la revendication d’une zone d’exclusion aérienne au nord-ouest de la Syrie en échange d’une participation turque – pour l’heure toute symbolique – à la lutte contre l’EI (11). Et le gouvernement AKP continue de refuser que les forces kurdes de Syrie soient intégrées au programme d’entraînement des rebelles syriens mis en place en avril 2015 conjointement avec le Qatar, l’Arabie saoudite et les États-Unis.

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Préférer les rebelles djihadistes syriens aux Kurdes ?

En fait, la position d’Ankara obéit à une logique  nationale-islamiste : les djihadistes sunnites ne sont pas considérés comme l’ennemi principal mais comme des forces – certes à surveiller – susceptibles de contribuer à la chute du régime de Bachar el-Assad. Ils permettent aussi de lutter contre l’ennemi intérieur que constitue l’irrédentisme kurde du PKK turc dans la mesure où ce PKK dispose d’une base arrière en Syrie tenue par le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses combattants. De ce point de vue, les exigences des Occidentaux, qui voudraient voir la Turquie favoriser l’envoi de combattants du PKK turc pour aider leurs frères du PYD turc en Syrie, sont inacceptables aux yeux d’Ankara.

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On ne saurait toutefois réduire la politique kurde d’Ankara à l’expression d’une simple inimitié. Les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît et l’hostilité envers les indépendantistes kurdes du PKK turc et leurs alliés de Syrie est compensée par une coopération économique, politique et culturelle étroite avec le Kurdistan autonome d’Irak. Celui-ci est gouverné notamment par le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, historiquement opposé aux partis-guérillas marxistes kurdes de Syrie (PYD) et de Turquie (PKK). Après l’intervention anglo-américaine de 2003 (12), le Kurdistan irakien est devenu, dès 2005-2006, un allié d’Ankara. Près de 70 % des importations irakiennes de produits turcs sont destinées à la province kurde, où la Turquie s’approvisionne en pétrole et en gaz. C’est dans le cadre de cette alliance pragmatique qu’Ankara a fourni une assistance logistique et une aide en matière de renseignement aux forces irakiennes en guerre contre l’EI (13). Mais la collaboration d’Ankara à la lutte contre l’EI s’est arrêtée là, l’armée turque ne pouvant mener une action militaire directe contre Daech qu’en cas de légitime défense (14).

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Cette posture prudente a valu à la Turquie d’être jusqu’à présent épargnée par le terrorisme djihadiste et a permis aux services spéciaux de négocier avec succès la libération des 46 ressortissants turcs enlevés par l’EI en juin 2014 à Mossoul. Une fois les otages libérés sans violence, le 20 septembre 2014, le gouvernement d’Ankara a exprimé sa volonté de rejoindre la coalition internationale et a fait voter au Parlement une motion autorisant son armée à se déployer en Irak et en Syrie. Mais à deux conditions : que le régime de Bachar el-Assad soit clairement désigné comme la cible principale et qu’une zone d’exclusion aérienne soit instaurée. Aujourd’hui, la Turquie soutient, avec le Qatar et l’Arabie saoudite, l’Armée de la conquête, qui s’est emparée de la province d’Idleb dans le nord-ouest de la Syrie, et qui n’est en fait qu’une création d’Al-Qaïda « canal historique » via le Front al-Nosra. Ce faisant, Ankara aide indirectement d’autres djihadistes anti-Assad, dans la mesure où la pression exercée par l’Armée de la conquête sur Damas a obligé le régime syrien à abandonner l’est du pays à Daech afin de concentrer ses efforts sur Homs, Alep, la côte et la capitale.

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En mars 2015, la Turquie a certes officiellement déclaré qu’elle changeait d’attitude, notamment en annonçant un ralliement tout symbolique à la coalition anti-Daech, mais le premier ministre Ahmet Davutoglu a clairement confirmé qu’Ankara n’enverrait pas de troupes pour combattre l’État islamique, la contribution turque se limitant à une aide logistique et humanitaire. Des avions-cargos remplis de matériels militaires (tenues de camouflage, rangers, tentes, couvertures, etc.) ont été envoyés à Bagdad. La Turquie a également poursuivi sa politique d’évacuation des populations civiles et d’accueil massif de réfugiés syriens au nom de sa politique de la « porte ouverte » – une politique très critiquée par l’opposition kémaliste qui voit dans les deux millions de déplacés irakiens et syriens présents en Turquie une réserve de cellules terroristes dormantes…

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La voie eurasiatique et la vocation turque de corridor énergétique.

Malgré l’ambiguïté qu’elle continue de cultiver vis-à-vis de l’État islamique et d’autres groupes islamistes radicaux, la Turquie reste un pays charnière. Depuis 2013, Ankara a accentué son virage eurasiatique en se rapprochant de l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS). Ce dispositif, créé en 2001 par la Chine et la Russie avec les pays turcophones post-soviétiques d’Asie centrale, a vocation à promouvoir un monde multipolaire et à lutter contre l’hégémonie américaine. Ce redéploiement vers l’Est revêt une forte dimension énergétique : la Turquie importe, en effet, de Russie 60 % de son gaz naturel et 13 % de son pétrole. Sur le plan géopolitique, les deux pays ont établi, en mai 2010, un mécanisme diplomatique baptisé « Conseil supérieur de Coopération ». En mai 2011, les visas touristiques ont été supprimés et 29 accords ont été signés. Déjà très interdépendants économiquement, les deux pays riverains de la mer Noire ont décidé de mettre de côté leurs différends historiques et de développer leurs échanges : ceux-ci devraient atteindre 100 milliards de dollars d’ici à 2020 contre 33 milliards en 2015. Les tensions entre Bruxelles et Moscou, exacerbées par la politique de sanctions décidée dans la foulée de la crise ukrainienne, n’ont fait que jeter un peu plus Moscou dans les bras d’Ankara et vice versa. Ainsi, l’abandon, en décembre 2014, du projet de gazoduc russo-européen South Stream qui devait acheminer le gaz russe vers l’Ouest en évitant les territoires turc et ukrainien a été opportunément remplacé par un « Turkish Stream » qui passe à la fois par la mer Noire et la Turquie (15). Cet accord russo-turc constitue un véritable pied de nez aux Occidentaux qui ont cru, à tort, pouvoir jouer la carte turque pour endiguer la Russie.

 

Consciente de jouir d’une position géostratégique unique, au contact d’une région située dans l’« ellipse stratégique » (golfe Arabo-Persique-Moyen-Orient ; mer Caspienne-Caucase-Asie centrale) qui recèle 70 % des ressources en hydrocarbures aisément exploitables, la Turquie offre une solution alternative au tracé nord qu’emprunte le pétrole russe pour alimenter l’Ouest via l’Ukraine. La Turquie est, par ailleurs, devenue le leader régional du raffinage grâce au développement massif de ses infrastructures. Ses relations privilégiées avec les pays « frères » turcophones producteurs de pétrole ou de gaz (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan, Ouzbékistan) – voire avec l’Iran et le Kurdistan frontaliers – lui permettent de diversifier ses partenaires. C’est dans ce contexte que se sont rencontrés officiellement, le 1er décembre 2014, à Ankara, les chefs d’État turc et russe. À cette occasion, plusieurs contrats portant sur des livraisons de gaz et la construction d’une première centrale nucléaire en Turquie ont été signés.

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Tout à sa quête d’un ordre multipolaire affranchi de la tutelle américaine, la Turquie s’est également rapprochée de la République islamique d’Iran – laquelle cherche à alléger les sanctions internationales décrétées par les Occidentaux et à sortir de son isolement. Depuis 2002, Téhéran est devenu un partenaire commercial et géopolitique de poids pour la Turquie d’Erdogan, qui a joué sur le registre islamique pour amorcer un réchauffement des relations. Le temps n’est pas si loin où les mollahs qualifiaient la Turquie kémaliste de nation « apostate »… Après les dérives violentes des révolutions arabes et la guerre civile syrienne, le président turc a eu plus de difficultés à faire admettre par les masses et les capitales sunnites en guerre contre l’axe chiite pro-Assad (Hezbollah, Syrie-Iran) sa proximité avec Téhéran.

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Toujours sur fond de révoltes arabes et d’affrontements chiites/sunnites, le président turc a dénoncé, fin mars 2014, la stratégie de « domination » de l’Iran au Yémen, où des rebelles chiites (« houtistes ») soutenus par Téhéran ont renversé le président et se sont emparés de la capitale. Lorsque, en mars 2015, une coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite lance une série de raids pour déloger les insurgés des territoires tombés sous leur coupe, la Turquie dépêche une mission de formation militaire et partage des renseignements avec la coalition anti-houtiste. Malgré ces tensions, Ankara et Téhéran ont renforcé leurs échanges économiques, qui devraient atteindre 30 milliards de dollars en 2015. Rappelons que la Turquie entretient des relations stables avec l’Iran depuis 1639, date de signature du traité de Qasr-i Chirin qui a fixé les frontières entre les deux pays.

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La visite du président turc à Téhéran, le 6 avril 2015 dernier, est intervenue opportunément au lendemain de la conclusion, à Lausanne, d’un accord-cadre entre l’Iran et les 5+1 (États-Unis, France, Russie, Chine, Royaume-Uni, Allemagne) au sujet du programme nucléaire. S’il est concrétisé, l’accord entraînera un allégement des sanctions et, par conséquent, l’ouverture commerciale du marché iranien au voisin turc. Ankara est, en effet, conscient qu’après la levée des sanctions Téhéran deviendra un pôle économique et commercial majeur dans la région. En mai 2010, déjà, la médiation de la Turquie et du Brésil avait permis à l’Iran de sortir momentanément de son isolement international. Les trois capitales avaient annoncé la signature d’un accord prévoyant le stockage en Turquie d’une certaine quantité d’uranium faiblement enrichi en échange d’uranium enrichi à 20 % utilisable comme combustible à des fins civiles. Cette initiative a capoté en raison de l’hostilité des pays occidentaux, mais elle a montré que des convergences entre pays émergents peuvent parfois aboutir à des percées diplomatiques…

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La dérive autoritaire du néo-sultan Erdogan.

Le virage néo-ottoman et eurasiatique d’Ankara puis l’éloignement de la perspective d’intégration à l’Union européenne sont allés de pair avec une dérive autoritaire d’Erdogan. Bien que cette évolution fût  inscrite dans l’ADN du président turc et de son parti, l’AKP, les pays occidentaux ont réellement commencé à comprendre la nature du régime à l’occasion des manifestations de juin 2013. De violents affrontements ont alors opposé les forces de l’ordre aux manifestants anti-AKP qui dénonçaient un projet de réaménagement urbain d’Istanbul visant à détruire le parc Gezi (place Taksim) pour y construire à la place la réplique d’une ancienne « caserne ottomane », un gigantesque centre commercial, un centre culturel et une mosquée… Décidés à défendre Taksim, symbole stambouliote de la Turquie européenne, prospère, laïque et occidentalisée – et haut lieu, depuis les années 1970, des protestations anti-dictatoriales, jadis réprimées dans le sang par les militaires -, les manifestants se sont sentis proches des web-révolutionnaires laïques du « printemps arabe ». La contestation, qui a gagné Izmir (Ouest, autre bastion de la laïcité turque), Antalya (Sud touristique) et même la capitale Ankara (où des insurgés ont voulu « marcher sur le Parlement »), a cristallisé le rejet de la politique autoritaire de l’AKP, accusé de vouloir instaurer progressivement une « République islamique ». Durant les mois qui ont précédé ce « printemps turc », le gouvernement avait multiplié les mesures perçues comme liberticides : réforme du système éducatif au profit des écoles religieuses ; restriction de la vente d’alcool dans les épiceries entre 22 heures et 6 heures du matin ; interdiction des publicités liées à l’alcool ; interdiction du rouge à lèvres pour les hôtesses de Turkish Airlines et interdiction de servir de l’alcool sur les vols intérieurs ; réduction du délai légal pour avorter ;  déclarations d’Erdogan sur la virginité des étudiantes ; séparation hommes/femmes dans les cités universitaires ; appel aux femmes à faire au moins trois enfants et à se consacrer à leur foyer, etc. (16). Parallèlement, les manifestants dénonçaient le fait que le gouvernement Erdogan n’avait cessé de recruter de nouveaux imams (rémunérés par l’État) et d’ériger des mosquées un peu partout. Ils déploraient aussi les condamnations à de lourdes peines de prison pour « blasphème » du célèbre pianiste Fazil Say et de l’écrivain turc d’origine arménienne Sevan Nisanyan. Sans oublier la destruction du mythique cinéma Emek de Beyoglu, autre quartier symbole du pluralisme turc.

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Mégalomanie ou rêve califal néo-ottoman ?

Atteint de folie des grandeurs, Erdogan s’est fait construire sur mesure un palais présidentiel impérial de 200 000 mètres carrés et de 1 150 pièces. Inauguré en octobre 2014, près d’Ankara, le palais de marbre blanc, Ak Saray (style «néo-seljoukide»)

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aurait coûté 500 millions d’euros. Le président turc fraîchement élu y a accueilli en grande pompe son homologue palestinien Mahmoud Abbas – protégé par une haie d’honneur de militaires revêtus des uniformes des seize États qu’a connus la Turquie au cours de son Histoire. Un message fort à l’adresse des nationalistes, des panturquistes et des islamiste(17). À ce palais s’ajoutent d’autres projets néo-impériaux démesurés : la construction d’un troisième aéroport à Istanbul qui s’appellera Recep Tayyip Erdogan (une université et un stade de football portent déjà son nom) ; et l’édification de deux nouvelles super-mosquées à Istanbul : l’une sur la place Taksim (véritable provocation pour les libéraux et les laïcs) ; l’autre d’une capacité de 30 000 places qui surplombera le Bosphore depuis la colline de Camlica, visible depuis toute la ville. Erdogan a déjà annoncé son souhait d’y être enterré, comme jadis les sultans…

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Mais pour devenir l’équivalent moderne d’un sultan quasiment tout-puissant, le leader turc cherche, depuis qu’il a accédé aux fonctions suprêmes, à renforcer les prérogatives constitutionnelles de sa présidence, pour le moment réduite à des fonctions assez symboliques et bien moins larges que celle du premier ministre. Pour ce faire, il comptait sur une victoire aux élections législatives du 7 juin 2015 pour réviser la Constitution (officiellement pour l’adapter aux « normes européennes de démocratie »), ce qui exigeait de réunir les deux tiers des voix au Parlement. Mais, pour la première fois depuis 2002, le parti d’Erdogan n’a pas remporté la majorité absolue. Le projet de révision de la Constitution visant à créer un régime présidentialiste sur mesure a donc été subitement stoppé. L’AKP a dû faire face à une mobilisation sans précédent de l’opposition libérale, kurde, de gauche et laïque, notamment depuis les manifestations massives de la place Taksim au printemps 2013. Dans un contexte tendu (marqué par un attentat à la bombe perpétré lors d’un meeting le 5 juin 2015), le parti kurde HDP (Parti populaire démocratique) de Selahattin Demirtas a largement dépassé le seuil fatidique des 10 %, faisant ainsi son entrée au Parlement avec 80 députés. Il a réussi à mobiliser autour de lui d’autres tendances de l’opposition : laïques-progressistes, Arméniens, Alévis, mouvements féministes, etc. Outre les Kurdes progressistes du HDP, il convient de rappeler que le premier parti d’opposition face à l’AKP demeure le Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste-laïque, très fortement anti-islamiste, qui a totalisé 25,1 % des voix, devant le Parti d’action nationaliste (MHP-droite dure), fort de 16 % des suffrages, puis le HDP (13 %).

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En fait, si Recep Tayyip Erdogan – qui abhorre comme tous les islamistes l’idéologie laïque « impie » de Mustafa Atatürk (celui-ci a aboli le voile, la charia et le sultanat-califat en 1924) – tenait tant à cette révision, c’est parce qu’elle lui aurait permis de faire sauter les derniers verrous kémalistes qui empêchent l’AKP de réislamiser de façon profonde et définitive le pays, la Constitution actuelle, forgée par les militaires en 1982, interdisant notamment les partis islamistes et garantissant de façon stricte le caractère laïque de la justice et de l’État. En fait, cet ultime assaut manqué contre le modèle militaro-kémaliste s’inscrivait dans la suite logique du processus de « dékémalisation » lancé par l’AKP à la fin des années 2000 avec le procès « Ergenekon ».

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Retour sur l’affaire Ergenekon.

Cette affaire, qui permit de jeter en prison un grand nombre de personnalités anti-islamistes, porte le nom d’un groupuscule accusé d’avoir ourdi un « complot » contre l’État. Selon les autorités turques, ce petit cercle comprenait des ultra-nationalistes, d’anciens officiers nostalgiques des régimes militaires, des kémalistes partisans de l’« État profond » et des intellectuels laïques, dont certaines grandes figures de la presse turque. En réalité, la puissance du réseau aurait été exagérée afin de créer un prétexte destiné à réduire au silence les opposants à l’islam politique. Parmi les personnes arrêtées, on peut citer Nedim Sener (18) ou le célèbre journaliste Ahmet Sik, pourtant connu pour son combat contre les organisations conspirationnistes infiltrant l’État. On peut aussi mentionner l’arrestation, à Istanbul, en janvier 2014, de l’ancien chef d’état-major (2008-2010) de l’armée turque, Ilker Basbug, accusé d’avoir été à l’origine de la création de 42 sites Internet de propagande anti-gouvernementale. Déjà, en janvier 2008, un autre officier de haut rang, le général Küçük, avait été arrêté. Ironie de l’histoire : parmi les militaires condamnés par les tribunaux figurent ceux-là mêmes qui avaient fait emprisonner Erdogan en 1997 pour « incitation à la haine religieuse », puis interdit son parti, le Fazilet partisi, ancêtre de l’AKP…

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Régression de l’État de droit et de la liberté d’expression.

Le 8 juillet 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Turquie pour avoir maintenu les journalistes Nedim Sener et Ahmet Sik en détention provisoire pendant plus d’un an sans motif « pertinent ». Ces derniers, qui sont accusés d’avoir révélé des informations d’intérêt public sur l’affaire Ergenekon, encourent toujours jusqu’à quinze ans de prison (19). En Turquie, plus de 80 journalistes sont derrière les barreaux pour des délits d’opinion, 500 autres étant exposés de façon récurrente à des poursuites judiciaires. Cette situation crée un climat de peur diffuse et engendre une véritable autocensure dans les médias et les partis politiques d’opposition.

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La Turquie occupe la 154e place sur 180 dans le classement mondial 2014 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (20). Dans son étude mondiale Indice démocratique 2010, l’Economic Intelligence Unit (EIU) a décrit la Turquie comme un pays au « régime hybride » (21). Concernant Internet, Facebook ou Twitter, le gouvernement d’Ankara est régulièrement pointé du doigt par la Cour européenne des droits de l’homme et la Commission de Bruxelles qui déplorent des violations de la liberté d’expression et de diffusion, la Turquie étant devenue l’un des pays les plus restrictifs au monde dans ce domaine. Plus de 6 000 sites Internet ont été fermés depuis 2009. YouTube est resté inaccessible pendant deux ans. Cette censure a parfois aussi des visées théocratiques : ainsi, les tribunaux turcs ont menacé de fermer Facebook si les pages contenant des « insultes » à l’image du prophète Mahomet n’étaient pas retirées par les serveurs. La justice turque bloque régulièrement des sites jugés « offensants » pour l’islam. Après l’attentat du 7 janvier 2015 à Paris, elle avait interdit la diffusion sur le Net des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Toujours au nom de la « défense de l’islam », le pianiste turc Fazil Say a été condamné en 2013 à dix mois de prison avec sursis pour « atteinte aux valeurs religieuses ». Son tort ? Avoir publié une série de tweets jugés « insultants » envers l’islam…

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Une autre façon de mettre au pas ses opposants passe par la « taxe subjective » (22) que le ministère des Finances impose depuis 2007 aux acteurs économiques récalcitrants. Le groupe de presse (laïque) Dogan, par exemple, a été condamné à une amende de plus de 3 milliards de dollars en septembre 2009. Le groupe, qui a gagné tous ses procès contre le gouvernement devant le Conseil d’État (Danistay), a dû rentrer dans le rang et modérer la plume de ses journalistes les plus irrévérencieux envers le pouvoir.

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La dérive absolutiste d’Erdogan n’a pas épargné la puissante confrérie islamique des Fethullahci. Forte de plusieurs millions de sympathisants à travers le monde, sa figure tutélaire est Fethullah Gülen, imam mystique exilé aux États-Unis depuis 1999 afin d’échapper aux poursuites de la justice turque qui lui reproche ses activités anti-laïques (il a été acquitté en 2008). Gülen est à la tête d’un très puissant réseau d’écoles qui diffusent l’islam et la culture turque dans de nombreux pays et qui est soutenu par la holding médiatique du quotidien Zaman. Il prône la réconciliation entre foi islamique, capitalisme, libéralisme et démocratie et entretient de bonnes relations avec les États-Unis, les milieux juifs et Israël. La confrérie est accusée d’infiltrer l’administration, la politique, la police et l’appareil judiciaire. Lors de sa réélection en 2011, Erdogan avait reçu son appui, sur la base d’une opposition commune à l’armée et à l’« État profond » kémaliste. Mais lorsque ont éclaté les manifestations du printemps 2013, la confrérie a dénoncé la dérive autoritaire du pouvoir. En fait, elle est entrée en guerre contre Erdogan après la suppression des « dershane », les établissements de soutien scolaire privés dont le mouvement tire une part de ses revenus.

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En « représailles », la confrérie aurait suscité, en décembre 2013, un vaste coup de filet anticorruption lancé par le procureur d’Istanbul, Zekeriya Öz (proche des gülenistes). Cinquante-six personnes ont été placées en garde à vue, dont les fils de trois ministres, le maire (AKP) du quartier (islamiste) de Fatih, à Istanbul, des bureaucrates et des hommes d’affaires liés au secteur du bâtiment. Un volet important de l’enquête concernait des ventes illégales d’or à l’Iran, en violation de l’embargo international. Un homme d’affaires iranien, Reza Zarrab, aurait été au centre des transactions occultes liées à ces ventes via la banque publique turque Halk Bank. Deux autres enquêtes visaient des trafics commis lors d’appels d’offres publics immobiliers impliquant l’Administration de l’habitat collectif (TOKI) (23). La justice soupçonnait aussi la Fondation turque pour le service des jeunes et de l’éducation (Turgev), dont le fils d’Erdogan, Bilal, est l’un des dirigeants. Une guerre des écoutes s’est ensuivie entre le pouvoir AKP et la confrérie Gülen. La plus controversée relate une conversation entre Bilal et son père, qui le somme de dissimuler 30 millions d’euros… Depuis, le gouvernement a fait disparaître les preuves compromettantes et a procédé à des purges dans la police et l’appareil judiciaire (24).

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En guise de conclusion.

Ces entraves à l’État de droit, aux droits de l’homme et à la liberté d’expression ont obligé les responsables européens à tirer les conclusions qui s’imposent. Le commissaire à l’Élargissement Stefan Füle a ainsi déclaré « suivre avec préoccupation les récentes actions de la police contre des journalistes » et appelé le gouvernement turc « à amender sa législation afin d’améliorer de manière significative l’exercice de la liberté de la presse ». En mars 2011, déjà, avant même le « printemps turc », le Parlement européen avait publié le plus sévère des rapports d’étape sur la Turquie.

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Certes, Ankara ne compte pas tourner le dos à l’Union européenne, qui demeure son premier partenaire économique. En 2013, la part de l’UE dans les importations turques atteignait 36,70 % et 41,52 % pour ses exportations. Même si elle n’y croit plus vraiment, la Turquie reste officiellement sur le chemin de l’adhésion. Les dirigeants européens doivent cependant comprendre qu’elle ne troquera pas ses intérêts stratégiques et ses valeurs identitaires contre le supranationalisme européen et l’individualisme occidental, dans lesquels elle voit une menace pour la nation et la religion. Aux yeux d’Erdogan et de son parti, l’intégration à l’UE n’est pas une fin en soi mais un moyen permettant de démanteler le vieux système kémaliste militaire hostile aux islamistes et au libre-échange. En effet, l’Union européenne, avec son « paquet de réformes législatives » imposé en 2003 à la Turquie dans le cadre du processus de négociation en vue de l’adhésion, a exigé et obtenu l’abolition du pouvoir politique du Conseil de sécurité nationale (MGK) qui était jadis contrôlé par des militaires et permettait à ceux-ci de faire barrage aux lois et aux gouvernements islamistes (25). Sans oublier, évidemment, la manne financière des fonds structurels – plusieurs milliards d’euros par an. En tout cas, si jamais la Turquie rejoint un jour l’UE, elle le fera – tout comme la Grande-Bretagne avant elle – à ses propres conditions, c’est-à-dire en fonction de ses intérêts nationaux et identitaires. Et elle s’en retirera – tout comme seront peut-être tentés de le faire les Britanniques – dès qu’elle n’y trouvera plus son compte et que Bruxelles résistera à ses demandes de dérogations.

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Il en va de même pour l’adhésion à l’Otan : la Turquie a montré depuis les guerres d’Irak et, plus encore, à travers son étrange jeu en Syrie avec les djihadistes et à Gaza avec le Hamas, qu’elle ne respecte le principe de solidarité atlantique que lorsque celui-ci lui est profitable. Croire que ce pays est « occidental » sous prétexte qu’il est membre de l’Otan et qu’il est « européen » parce qu’il frappe à la porte de l’UE constitue une erreur d’analyse de la part de nombreux décideurs occidentaux qui confondent l’identité civilisationnelle de l’Occident (26) avec des considérations économiques, stratégiques ou institutionnelles. Une erreur dont on espère qu’ils n’auront pas à se repentir…

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Notes :
(1) Derin devlet : littéralement, l’« État profond » (de l’arabe dawla, État, et du turc derin, « profond »). Manière dont la Turquie appréhende la question de l’intérêt national et de l’État (« fort et sacré ») dont les droits transcendent ceux de l’individu. Le derin devlet traduit une conception ultra-nationaliste de la souveraineté qui inspire à la fois l’état-major de l’armée turque et les nationalistes kémalistes ainsi que l’extrême droite. Il désigne aujourd’hui ceux qui demeurent prêts à intervenir (face aux « gauchistes », aux « séparatistes » ou aux « islamistes réactionnaires ») pour « empêcher le démantèlement de la Turquie ». Celle-ci serait « menacée » par ses voisins hostiles (Grecs, Arméniens, Iraniens, Arabes, Kurdes, etc.), toujours prêts à revenir au traité de Sèvres qui prévoyait la division de l’actuelle Turquie après la défaite définitive de l’Empire ottoman (ce traité fut invalidé en 1923 par le traité de Lausanne qui a fondé la République turque moderne).(2) Les deux gouvernements s’étaient violemment opposés au sujet de la guerre contre le Hamas (27 décembre 2008-17 janvier 2009) et l’arraisonnement par Israël (31 mai 2010) de la flottille se dirigeant vers Gaza (voir infra).(3) Rappelons enfin qu’à partir de 1994 quatorze accords militaires ont été signés entre les deux parties. Le 18 septembre 1995 fut signé à Tel-Aviv le « mémorandum » sur l’aviation militaire. Quelques mois plus tard, le 23 février 1996, le directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, le général David, et le premier secrétaire de la représentation turque, Cevik Bir, signaient des « accords de coopération et d’entraînement ». Ces accords portaient sur les entraînements conjoints entre les forces aériennes et maritimes des deux pays, l’échange de personnel militaire ou encore la possibilité offerte aux deux parties d’utiliser leurs bases militaires respectives. L’alliance militaire entre les deux pays est officiellement rompue en juin 2010, au lendemain de l’attaque d’un navire turc en route pour la Palestine (« Flottille de la paix ») par Tsahal, qui fait 9 morts civils. Mais depuis 2013, dans le contexte du chaos syrien et régional, les relations entre la Turquie et Israël se sont  réchauffées : Ankara a repris ses achats d’armements auprès de l’État hébreu, notamment des systèmes logistiques électroniques destinés à équiper des avions Awacs.(4) Voir Alexandre del Valle, « La stratégie néo-ottomane d’Erdogan pour réislamiser la Turquie et influencer le Proche-Orient », Atlantico, 12 novembre 2012, http://www.atlantico.fr/decryptage/turquie-proche-orient-strategie-neo-ottomane-erdogan-pour-reislamiser-turquie-et-influencer-proche-orient-alexandre-del-valle-564237.html.(5) Des centaines de recrues ont été formées à l’utilisation d’armes légères, à la fabrication de bombes et aux opérations spéciales en Turquie, avant d’être envoyées sur le théâtre syrien ou cisjordanien. Les services de renseignement israéliens ont révélé, en 2014, à l’occasion de l’arrestation de cent terroristes qui préparaient des attentats dans l’Autorité palestinienne, que le chef du réseau, Riad Nasser, était un ancien du Hamas ayant opéré en liaison avec le siège d’Istanbul. De même, le chef du groupe de trente terroristes arrêtés en septembre 2014, Manaf Ajbara, étudiant originaire de Tulkarem, a été recruté en Turquie. Les assassins des trois adolescents israéliens tués en juin 2014 ont également été recrutés par le siège stambouliote. Et une part importante des armes du Hamas en Cisjordanie a été achetée par le siège d’Istanbul.

Concernant l’implication de la Turquie aux côtés des djihadistes et notamment de l’État islamique en Syrie, elle est constatée par tous les services de renseignement des pays occidentaux qui savent qu’une partie du territoire turc frontalier de la Syrie a servi depuis 2013 au moins de base arrière aux djihadistes de Daech et aujourd’hui au Front al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda) et à Ahrar Cham, organisations étrangement épargnées par les frappes aériennes de l’armée américaine. La présence de forces turques aux côtés des djihadistes de l’EI a été signalée en plusieurs lieux du Kurdistan syrien, notamment à Solipkaran, à 8 kilomètres de Tell Abyad, où les militaires turcs ont épaulé les djihadistes face aux rebelles kurdes. Des blindés turcs franchissent régulièrement la frontière turco-syrienne, comme on l’a vu lorsqu’ils ont prêté main-forte aux djihadistes assiégeant Jiimayé-Almalik (à 20 kilomètres de Tell Abyad) face au PYD kurde syrien. Les sections d’élite turques ont supervisé des attaques de Daech contre le village de Khan al-Jaradé, faits confirmés non seulement par le régime syrien mais aussi par l’opposition syrienne, notamment l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est également par la Turquie que transitent les djihadistes venus d’Europe, du Maghreb, du Caucase, d’Asie centrale, du Pakistan et même de Chine ou d’Inde.

(6) Ankara a également menacé d’exclure de ses futurs projets énergétiques les compagnies internationales signant des contrats d’exploration de gaz dans les eaux territoriales de Chypre, sur lesquelles la Turquie n’a pourtant aucun droit.

(7) Coalition militaire composée de nombreuses factions rebelles islamistes syriennes, dont la branche syrienne d’Al-Qaïda, le Front al-Nosra, surtout actives autour d’Idleb, de Hama et de Lattaquié. Créée le 24 mars 2015, l’Armée de la conquête a pris la ville d’Idleb le 28 mai 2015. Cette alliance bénéficie d’une aide qatarie, saoudienne et surtout turque considérable en matière financière et logistique, de livraisons d’armes et de facilités de passage sur le territoire turc.

(8) Acronyme de Dawla al islamiyya fi Irak wa sham, État islamique en Irak et au Levant, devenu en juin 2014 État islamique. Voir Alexandre del Valle et Randa Kassis, Le Chaos syrien, Dhow éditions, 2014.

(9) Voir « NATO’s Eastern Anchor. 24 NATO bases in Turkey », Global Research, 14 février 2011, http://www.globalresearch.ca/nato-s-eastern-anchor-24-nato-bases-in-turkey/23205.

(10) Cf. Sophia Jones, « Il suffit de 25 $ pour rejoindre Da’ech en Syrie en passant par la Turquie », Huffington Post, 7 mars 2015, https://fr.news.yahoo.com/suffit-25-rejoindre-daech-syrie-063843398.html

(11) Voir l’article d’Abdullah Bozkurt, « Erdogan’s mosque building frenzy » (Zaman, 9 mai 2015), qui annonce une opération militaire de l’armée turque visant à renverser le régime d’Assad qui a subi des revers en mai 2015. En fait, la Turquie mène une politique plus qu’ambiguë. Elle prétend, en effet, aider la colalition anti-Daech tout en posant des conditions impossibles à sa participation militaire active (zone d’exclusion aérienne et zone tampon) et en aidant directement ou indirectement Daech face aux Kurdes et au régime syrien, considérés par Ankara comme ses principaux ennemis.

(12) Le 20 mars 2003, l’intervention militaire anglo-américaine « Liberté pour l’Irak » est lancée contre l’Irak – sans mandat de l’ONU – avec pour buts de guerre de « lutter contre le terrorisme international » et de mettre fin au régime de Saddam Hussein, soupçonné de détenir des « armes de destruction massive ». Cette opération provoque la chute du régime de Saddam Hussein après 20 jours de combats. Bagdad est rapidement occupée ; les forces de la coalition américano-britannique instaurent une Autorité provisoire, dirigée par le diplomate américain Paul Bremer. Saddam Hussein, qui a pris la fuite en avril 2003, est arrêté en décembre. Les troupes d’occupation doivent faire face à des mouvements de résistance, chiites comme sunnites (islamistes et baasistes), qui s’organisent dans un contexte de chaos général et de démantèlement des structures étatiques irakiennes. Le pays sombre dans la guerre civile. Les chiites majoritaires et revanchards, appuyés à la fois par les forces anglo-américaines et par l’Iran, prennent le contrôle de ce qui reste de l’État irakien, après des décennies de domination sunnite. De leur côté, les nationalistes kurdes, associés au nouveau pouvoir et dotés de forces militaires propres (Peshmergas), créent de facto un État indépendant, ce qui va déclencher une vague d’anti-américanisme sans précédent en Turquie. À partir de janvier 2007, le Congrès et l’opinion publique américains ne soutiennent plus l’Administration Bush, le conflit ayant occasionné la mort de 3 000 soldats américains. En 2008, l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis change la donne géopolitique. Le nouveau président propose un calendrier pour le retrait progressif des troupes : les derniers soldats américains quittent le pays en décembre 2011. Le vide soudainement provoqué par le retrait américain permettra à l’État islamique de refaire surface en Irak puis en Syrie.

(13) En fait, la stratégie turque varie selon les théâtres d’opérations : si l’armée turque collabore plus facilement avec les autres États de la coalition contre Daech en Irak, elle aide objectivement l’État islamique en Syrie face aux Kurdes liés au PKK et au régime alaouite-baasiste de Bachar el-Assad.

(14) Parce qu’elle considère comme ses ennemis principaux les Kurdes syriens indépendantistes pro-PKK et le régime alaouite de Damas, et parce qu’elle craint à juste titre une déstabilisation interne et des vagues d’attentats djihadistes facilités par les nombreuses cellules pro-Daech et pro-Al-Qaïda au sein des deux millions de réfugiés syriens présents sur son territoire, la Turquie n’a pas intérêt à intervenir militairement contre Daech et d’autres groupes djihadistes. D’autant qu’elle aide désormais officiellement l’Armée de la Conquête dont l’une des composantes n’est autre qu’Al-Qaïda en Syrie (Front al-Nosra)…

 

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