Migrants : « A Lesbos, c’est l’opération grand nettoyage »
Lesbos sans réfugiés. Lesbos tenue par les gardes-frontières… Sur le port de Mytilène, la capitale, le patron du gril Magros Kokoras se prend à rêver que son île aux 11 millions d’oliviers retrouve bientôt son visage d’avant la crise migratoire. Et même mieux ! Il imagine l’arrivée de ferries remplis de Turcs, une fois qu’ils n’auront plus besoin de visas pour entrer en Europe. Ces touristes remplaceraient avantageusement, à ses yeux, les « gilets fluo » des humanitaires et des bénévoles internationaux, qui ne sont manifestement pas ses clients préférés, même s’ils remplissent sa caisse toute l’année.
Esquissé en pointillé par l’accord signé, vendredi 18 mars, entre l’Union européenne (UE) et la Turquie, qui autorise la Grèce à renvoyer tous les migrants accostant sur ses îles, ce « Lesbos Nouveau » reste pourtant une chimère. Beaucoup en rigolent en sirotant leur café, sous les casquettes, déjà de mise au mois de mars. Dans cette île, sous domination turque jusqu’en 1912, on se méfie toujours du voisin d’en face. Babbis Vournouxouzis, un hôtelier, observe :
« Erdogan est bien plus malin que les technocrates de Bruxelles. Les arrivées de migrants vont se calmer, il va empocher l’argent ; le bazar recommencera, et il demandera une rallonge. »
Le compte n’y est pas.
Pourtant, l’heure n’est plus à la critique de l’accord, mais bien à sa mise en œuvre. Et sur ce point, la Grèce a besoin d’un sérieux coup de main pour mettre en place ce dispositif nécessitant 4 000 agents, selon la Commission européenne.
Sur le port, l’arrivée de quelques policiers hollandais a fait croire un instant à un renfort rapide. En fait, « sur un total de 1 500 escorteurs demandés par Frontex, 492 officiers ont été confirmés par 19 Etats membres », explique Fabrice Leggeri, le directeur de Frontex, au Monde, lundi 28 mars. Le directeur de l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne ajoutait que « certains grands Etats membres ont annoncé des chiffres très ambitieux, mais n’ont toujours pas confirmé la mise à disposition ». Même si, à ses yeux, ce retard peut s’expliquer par le nécessaire renforcement de la sécurité intérieure après les attentats de Bruxelles, le compte n’y est pas. En revanche, sur les cinquante experts en réadmission qui lui sont nécessaires, quarante-sept ont déjà été officiellement confirmés.
La France, elle, se dit prête. « A la fin de cette semaine, ou au début de la suivante, deux cents officiers seront envoyés avec des missions d’escorteurs », rappelle-t-on dans l’entourage du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. Sur ce point, Français et Allemands produiront le même effort, comme pour les cent fonctionnaires que fournira chacun des deux Etats.
La France mettra l’accent sur les traducteurs, dont l’agence européenne de l’asile manque cruellement et enverra quelques juges aussi, précise-t-on place Beauvau. Un appel à volontaires a été lancé au sein de la fonction publique parmi les actifs et les retraités. L’Office français de protection des réfugiés et des apatrides devrait envoyer vingt officiers début avril, pour la relocalisation de réfugiés. L’Office français de l’immigration et de l’intégration vient, lui, d’envoyer une première personne, lundi 28 mars, à Athènes. « Et nous monterons progressivement en puissance », promet Didier Leschi, son directeur, qui dispose déjà « d’agents prêts à partir ».Un autre coordinateur a rejoint Athènes depuis la Direction générale des étrangers de France, accompagné d’un représentant de la Sécurité civile.
Des camps complets
Selon une source directement impliquée, le travail dans les îles aurait déjà pu démarrer, mais « les pays sont dans l’attente d’une définition précise des besoins des Grecs. Les ministères n’ont pas envie d’envoyer des gens sans savoir quelles missions leur seront confiées ». En l’absence de réponse et pour avancer, chaque grand pays impliqué devrait prendre la responsabilité globale d’une tâche. Ainsi, l’Allemagne devrait chapeauter les renvois vers la Turquie, mission sur laquelle les Etats ne se sont pas précipités. La France, elle, n’interviendra pas sur les mesures contestées de l’accord, mais devrait s’occuper des relocalisations vers tous les pays d’Europe qui ont donné leur aval.
Mais, au train où vont les choses, le centre de Moria, le lieu de rétention de Lesbos, pourrait afficher complet avant que l’Europe n’ait fini de s’organiser. Depuis le dimanche 20 mars, en effet, aucun Syrien ou Afghan qui y entre n’en ressort. Or, les arrivées ont beau être moins nombreuses, chaque jour un ou deux canots d’une soixantaine de personnes arrivent encore.
Même si cela ne leur libère aucune place de rétention, les autorités profitent aussi du moment pour inciter ceux qui ont accosté avant le 20 mars (et sont donc libres) à rejoindre le continent. Une bonne centaine attend dans le camp municipal de Kara Tepe « que la situation s’améliore à Athènes », comme l’explique Brahim, un maçon syrien de Damas, en montrant sur son téléphone des photos de tentes entassées au Pirée.
Prisonniers de l’île.
Dans le camp autogéré de Pikpa, qui accueille une centaine de migrants très vulnérables, c’est la consternation. « Le maire vient de nous demander d’évacuer ce lieu qui fonctionnait sans argent public, juste sur des dons et sur la mobilisation locale », se désole Yannis Anagnostou, un psychologue à la tête d’un collectif de bénévoles. « Il nous a dit qu’avec l’accord turc on n’avait plus besoin de camp. » Essentiellement syriens, les locataires du lieu sont tous arrivés avant le 20 mars, mais ils sont malades et n’ont nulle part où aller.
Mohamed vient de Damas. Il a perdu un œil, et sa blessure, due à des éclats métalliques, n’est pas encore stabilisée. Ahmed, lui, vient d’Alep et marche difficilement. Il lui faudrait de la chirurgie. « J’attends d’être relocalisé. J’ai fait mon dossier », précise-t-il, en espérant qu’un pays voudra bien de lui avant qu’on ne ferme le camp. « Ici, on a des dialysés, des personnes atteintes de maladies chroniques. On leur offre des petites cabanes de bois, c’est le minimum. On ne peut pas fermer ce camp avant que le sort du dernier ne soit réglé », répète M. Anagnostou. Mais le maire, qui rêvait depuis un an de reprendre cet ancien centre de loisirs, a saisi l’occasion.
Une même menace plane sur un autre campement : celui d’une centaine de Pakistanais et d’une vingtaine de Marocains, installés au bord de la plage. Tous aimeraient s’embarquer pour Athènes, mais n’ont pas droit aux laissez-passer. Ils sont prisonniers de l’île. « La police est venue nous sommer deux fois de quitter le lieu. On sera renvoyés, tôt ou tard », se lamente un jeune garçon, qui ne peut se résoudre à la honte de rentrer chez lui. Il lui reste juste un espoir ténu, qu’il est bien décidé à exploiter…
Chaque jour, à la montée dans le ferry, quelques Pakistanais passent le filtre du contrôle, munis d’un faux laissez-passer. « Ce sera peut-être moi aujourd’hui », ajoute-t-il, ragaillardi à cette idée. Juan Placa, un bénévole espagnol qui les aide depuis deux semaines, s’inquiète : « Depuis l’accord, le vent a tourné et c’est l’opération grand nettoyage dans l’île. Ils ne veulent plus de migrants. La vraie question, c’est de savoir si elle se remplira à nouveau. »
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