Le grand bond en arrière du Yémen.
Combien d’années faudra-t-il à un Yémen en ruines pour se relever de la guerre qu’y mène, depuis mars 2015, l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de pays arabes, contre les rebelles houthistes ? Un cessez-le-feu entre les rebelles alliés à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui s’étaient emparés de l’essentiel du pays entre septembre et mars 2015, et le gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, en exil à Riyad, doit entrer en vigueur dimanche 10 avril à minuit. S’il est respecté, des négociations s’ouvriront le 18 avril au Koweït avec les rebelles, que l’Arabie saoudite considère comme une tête de pont de l’Iran à sa frontière.
Mais quelle que soit l’issue de ces négociations, les répercussions de la crise pèseront durant des années, voire des décennies, sur le pays. « Ce conflit a détruit des années d’investissement humanitaire », estime Hanalia Ferhan, chef de mission de l’ONG Acted dans la capitale, Sanaa, tenue par les houthistes.
« En 2012, près d’un enfant sur trois était en situation de malnutrition dans les gouvernorats de Sanaa et d’Hodeïda », un port ouvrant sur la mer Rouge, également aux mains des rebelles.« Juste avant le conflit, début 2015, ce chiffre était tombé à 16 % à la suite du travail qui a été mené. Aujourd’hui, nous sommes revenus à la situation d’avant-guerre. »
Plus de 6 300 morts et 36 000 blessés
Or l’antique Arabie heureuse était, dès avant la guerre, le pays le plus pauvre du Proche-Orient. Début 2015, treize millions de personnes y avaient besoin d’une assistance humanitaire, selon les Nations unies. Après un an de conflit seulement, elles sont 21 millions, soit près de 80 % de la population.
« Début 2015, le Yémen était, comme une île, dépendant à 90 % de ses importations commerciales pour ses fonctions vitales, notamment les denrées alimentaires, le pétrole et les médicaments », rappelle une diplomate européenne. Aujourd’hui, le blocus naval partiel, imposé au pays par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, la destruction des installations portuaires par les bombardements et les combats, notamment à Hodeïda, et les difficultés de la Banque centrale yéménite, qui découragent les établissements financiers internationaux de travailler avec les marchands livrant encore des denrées alimentaires dans ces ports, ont créé des pénuries graves et durables. Des millions de personnes sont menacées de famine, selon le Programme alimentaire mondial (PAM).
En février, les importations de carburant couvraient à peine 15 % des besoins du pays, selon Mme Ferhan, ce qui signifie des manques dans les hôpitaux, pour le pompage de l’eau et le transport de la nourriture.
Depuis le début de l’intervention de la coalition saoudienne, le conflit au Yémen a fait plus de 6 300 morts, dont une moitié de civils, selon les Nations unies. Dans les zones de combat, les armes explosives (roquettes, bombes, mortiers) ont fait 36 000 blessés depuis un an, d’après Handicap international. L’organisation s’attache à cartographier les champs de mines du nord du pays, afin de pouvoir en activer le lent déminage, au terme du conflit. Les structures de santé manquent cruellement pour soigner ces blessés : la moitié ont été détruites en un an, estime Jean-François Corty, directeur des opérations internationales de Médecins du monde (MDM).
173 000 Yéménites contraints à l’exil

En janvier, l’armée saoudienne, qui a multiplié les erreurs de tir au fil du conflit, a reconnu sa responsabilité dans le bombardement d’une structure de Médecins sans frontières (MSF) à Haydan, mené le 26 octobre. Elle a annoncé la création d’une commission d’enquête indépendante sur des incidents similaires. MSF a subi deux autres bombardements dans les trois mois suivants, dans les villes de Taëz et de Razeh. L’organisation Human Rights Watch a par ailleurs affirmé, jeudi, au terme d’une enquête de terrain, que le dernier carnage en date, qui avait provoqué la mort d’au moins 97 civils, dont 25 enfants, sur un marché du district de Mastaba, avait été mené par un avion saoudien équipé de bombes GBU fournies par les Etats-Unis, alors que plusieurs ONG multiplient les appels à faire cesser les livraisons d’armes à Riyad.
L’armée saoudienne, qui envisageait en mars 2015 une campagne rapide, évoque aujourd’hui la fin prochaine de la phase la plus active des combats et, dans le même temps, son intention de poursuivre les opérations jusqu’à la prise de Sanaa, si les négociations politiques échouaient. Malgré le soutien aérien de la coalition saoudienne, les forces pro-Hadi au sol en sont encore bien loin, et le président en exil se dit, quant à lui, de sources diplomatiques, décidé à encercler la capitale sans y entrer. Surtout, l’armée saoudienne évoque un objectif de « consolidation de l’Etat » yéménite, dont elle estime d’ores et déjà qu’il durera des années.
Ce sera un défi économique pour le royaume saoudien, qui a enregistré en 2015 un déficit budgétaire record de 87 milliards d’euros, dû à la baisse des prix du pétrole. Début mars, pour la première fois depuis plus d’une décennie, Riyad cherchait à emprunter entre 5 et 7 milliards d’euros pour combler ce déficit. L’écroulement de l’Etat yéménite, à sa frontière sud, présente également pour Riyad un enjeu démographique. Avec une population estimée à 28 millions de personnes, dont près d’un tiers d’étrangers, l’Arabie saoudite hébergeait déjà, en 2015, 583 000 migrants yéménites, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Un chiffre qui a augmenté d’au moins 40 000 personnes depuis le début du conflit.
La guerre a fait en un an près de 2,5 millions de déplacés à l’intérieur du Yémen. Elle a poussé 173 000 personnes à l’exil, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), pour l’essentiel dans la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique : à Oman, en Arabie saoudite, à Djibouti, en Somalie. L’arrivée à terme de ces migrants en Europe, à travers le désert soudanais, la Libye puis la Méditerranée, n’est qu’une question de temps. Les premiers migrants yéménites ont été repérés à Lampedusa.
la trêve laisse espérer de nouvelles négociations de paix.
Les combats au Yémen ne cesseront pas avec le cessez-le-feu qui doit entrer en vigueur dimanche 10 avril.
Mais cette trêve, si elle est en partie respectée, ouvre la voie à des négociations de paix entre les rebelles houthistes et le gouvernement d’Abd Rabo Mansour Hadi, les premières ayant une véritable chance de succès depuis l’entrée en guerre de l’Arabie saoudite, en mars 2015, en soutien au président Hadi et contre la rébellion, soupçonnée d’être assistée par l’Iran. De précédents pourparlers, menés en Suisse sous l’égide des Nations unies, avaient échoué en décembre.
Ceux qui s’annoncent demeurent dans le cadre de la résolution 2215 adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU en avril 2015, laquelle prévoit le retrait des rebelles des villes dont ils se sont emparés et la restitution de l’armement lourd saisi. Ils ont été préparés par plusieurs semaines de contacts, à Riyad, entre des représentants des houthistes et de l’Arabie saoudite. Depuis un mois, ces discussions ont permis une accalmie des bombardements et des incursions menées à la frontière saoudienne par les rebelles, alliés aux forces de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, ainsi que des échanges de prisonniers. Dans le même temps, les bombardements aériens saoudiens se sont réduits sur la capitale, Sanaa, tenue par les houthistes, et sur leur fief de Saada, au nord.
Attitude ambiguë vis-à-vis des djihadistes
Il reste cependant de nombreux obstacles. Le 3 avril, le président Hadi, en exil à Riyad, a surpris en limogeant son vice-président et premier ministre, Khaled Bahah, pour nommer à la vice-présidence le général Ali Mohsen Al-Ahmar. Cette promotion annonce une volonté de poursuivre l’épreuve de force plus que de négocier.
« Les discussions entre l’Arabie saoudite et les houthistes sont une menace pour M. Hadi comme pour M. Saleh, qui tentent d’utiliser la guerre pour restaurer leur légitimité », estime Adam Baron, chercheur invité au Conseil européen des relations internationales. Ali Mohsen participe à la planification des opérations contre les rebelles depuis Riyad. Il fut longtemps vu comme un successeur de l’ex-président Saleh. Celui-ci avait été poussé à se retirer de la présidence en 2012, à la suite des mouvements de révolte populaire du « printemps yéménite », laissant place à un gouvernement de transition dirigé par M. Hadi.
Le général Mohsen est haï des houthistes, contre lesquels il a mené les guerres du président Saleh durant les années 2000. Il est impopulaire auprès d’une large part de la population, des libéraux aux mouvements autonomistes du sud du pays. Il est en revanche réputé proche de groupes salafistes et des milices du mouvement Al-Islah, affilié aux Frères musulmans. Il a maintenu une attitude ambiguë vis-à-vis des djihadistes liés à Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), qui profitent du chaos pour s’ancrer dans l’est du pays.