Daech a revendiqué l’assassinat d’un militaire samedi à son domicile à Kasserine. Un acte et une méthode à ne pas prendre à la légère.
Des membres des Forces de sécurité tunisienne près de Ras Ajdir, à la frontière avec la Libye, en février 2016 lors d’une inspection par le ministre tunisien de la Défense, Farhat Horchani.
Il fait gris ce dimanche sur le cimetière de Sbiba. Des officiels en uniforme, le ministre de la Défense, la famille rendent un dernier hommage au sergent Saïd Ghozlani. Ils sont alignés face à la dépouille de celui qui a été assassiné à son domicile par un groupe terroriste. Il a été inhumé dimanche après-midi. Un militaire de plus a succombé à une guerre sans nom, contre un ennemi qui profite des monts truffés de grottes qui encerclent Kasserine pour être invisible. Depuis 2011, plus d’une centaine de sécuritaires sont morts dans cette sale guerre. Sans oublier les blessés, plus du double, dont certains ont perdu une jambe en sautant sur une mine. Lorsqu’on parle dans les cercles tunisois d’un répit sur le front du terrorisme, on évoque « huit mois sans attentat majeur », attentats qui ont visé des touristes au Bardo et à Sousse en 2015 afin de casser net le secteur du tourisme. En novembre dernier, un kamikaze grimé en garde présidentiel pénétrait dans un minibus effectuant la relève et tuait douze membres de ce corps en actionnant sa ceinture explosive. Un choc. Une déflagration humaine et stratégique, la tuerie se situant au cœur de Tunis, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Intérieur. Depuis ce 24 novembre, l’appareil sécuritaire mène un travail quotidien de renseignements, d’arrestations, de ratissages. Le 7 mars 2016, la ville de Ben Guerdane (au sud, à une poignée de kilomètres de la Libye) se réveillait avec la prière du Fajr. Quelques minutes après, une soixantaine de terroristes tentaient d’attaquer trois postes sécuritaires.
Une menace constante dans le centre du pays.
Peut-on parler de répit ? Peut-on écrire sans sourciller que la situation est sous contrôle ? Oui et non. Oui, car l’appareil sécuritaire a fait sa mue sous la houlette du précédent gouvernement, celui dirigé par Habib Essid de 2015 à juillet 2016. Les ministres de la Défense (qui dépend des prérogatives du président de la République) et de l’Intérieur ont été confirmés à leurs postes malgré le complet remaniement. La présence policière est désormais visible sur les grands axes. Elle contrôle les véhicules avec régularité. La police est plus mobile. Lorsque BCE fut élu président en décembre 2014, un de ses proches expliquait qu’il « fallait que les sécuritaires bougent, ne soient pas toujours aux mêmes endroits ». Cela a été fait. Avant, les conducteurs qui n’étaient pas en règle avec l’administration savaient où ils devaient faire un détour pour éviter un contrôle. Ce n’est plus le cas. Les lieux touristiques sont désormais verrouillés afin que le carnage du Riu Marhaba Hôtel ( 39 morts dans la zone touristique de Port El-Kantaoui, Sousse) ne se reproduise pas. Les sociétés privées de sécurité ont depuis prospéré. Pour autant, la sale guerre se poursuit. Elle vise les militaires, les gardes nationaux et les policiers. L’objectif est similaire à celui du GIA dans l’Algérie des années 90 : tenter de désorganiser les forces de l’ordre, tenter de démoraliser la troupe, tenter d’instaurer un climat de peur. Si cette sale guerre continue d’engendrer des morts, elle n’a pas instillé le venin de la peur au sein de la société.
Les démons de Kasserine.
Il n’en demeure pas moins que le gouvernorat de Kasserine vit à l’heure terroriste. Le président Essebsi expliquait que sous le protectorat même « les Français échouaient dans cette région ». Sa géographie, mélange de monts et de solitude dans les hameaux, est propice aux groupuscules tuniso-algériens. Et les habitants, qu’ils soient bergers ou de simples gens vivant de la collecte du bois et autres produits de la nature, sont souvent isolés face à une menace sans visage. Une solitude que ressentent les sécuritaires lorsqu’ils rentrent chez eux. Ils savent qu’ils sont une cible des fous de Dieu. Que Daech ou Al-Qaïda les considèrent comme des « mécréants » défendant un État « mécréant ». Les réponses ne peuvent se contenter d’opérations de ratissage du djebel Chambi. Dans un gouvernorat négligé depuis des décennies par le pouvoir hypercentralisé de Tunis, la pauvreté, la précarité, le chômage de masse forment un terreau qui nécessite un désenclavement économique et politique, une action de déradicalisation, de prévention à l’égard des plus jeunes et des plus vulnérables. La pauvreté n’est pas un facteur explicatif du terrorisme. Mais elle peut être une conséquence. Si Tunis, Sousse, Sfax – toutes situées sur la côte – vivent sans la crainte du djihad, Kasserine vit une tout autre réalité. Cette ville et son gouvernorat symbolisent une seconde Tunisie, tenue à l’écart du développement depuis Bourguiba. Le centre est le ventre mou du pays. L’État, depuis 2011, ne cesse de psalmodier qu’il investira pour réintégrer ces zones défavorisées dans la nation. Six gouvernements se sont succédé sans résultats. Le septième, celui de Youssef Chahed, a promis d’y remédier. Les ministres viennent après chaque coup dur (attaques terroristes, révoltes sociales), puis repartent illico à Tunis. La géographie et l’économie pantelante font de Kasserine and co une proie de choix pour les allumés de Daech, d’Al-Qaïda. Et le retour des djihadistes de Syrie ne sera pas sans péril.
La mort du sergent Ghozlani ne doit pas être banalisée. À trois semaines de la conférence sur l’investissement qui se tiendra à Tunis les 29 et 30 novembre, le cas Kasserine mérite d’être mis en avant, et non caché sous le tapis. La sale guerre ne s’éteindra que si la paix économique et sociale parvient à construire un rempart. Qui encerclera les légionnaires de Daech jusqu’à les étouffer.
#Tunisie : les malédictions de Kasserine.
Il pleut malgré un beau soleil. On nomme ce paradoxe le mariage du loup. Kasserine, ville plus de 80 000 habitants, a payé le prix du sang lors de la révolution. Le 9 janvier 2011, la police commet un massacre à balles réelles. Des dizaines de morts, des blessés graves devenus « martyrs de la révolution ». Les images, relayées par les télévisions internationales, ont amplifié la colère contre le régime de Ben Ali. Cinq jours plus tard, le despote s’enfuyait en Boeing pour Jeddah, en Arabie saoudite. À cinq semaines des élections législatives, l’amertume le dispute à la colère. Moncef, gardien du musée archéologique, explique que « les jeunes n’ont que le gazon pour dormir ». Le taux de chômage dépasse les 50 % et les perspectives de développement économique de la ville tiennent sur un pétale de jasmin. L’administration est aux abonnés absents, le gouvernorat est une forteresse située à l’extérieur de la ville, des aides sont disséminées pour tempérer la rancoeur à l’égard de l’État. Certains touchent 200 dinars par mois. « Ils fument, ils boivent de l’alcool, mais ne causent pas de problème à Tunis », analyse un jeune de père de famille, son bébé dans les bras. L’échec des gouvernements postrévolution est patent. « Rien n’a changé, explique un entraîneur sportif, rien. » « Il n’y a rien à faire ici, dit un serveur, j’ai un jour de congé par semaine, mais rien pour me distraire. » « Il n’y a même pas un jardin pour les enfants », témoigne un groupe d’hommes qui jouent au « kharbaga », des pierres en guise de jetons sur un damier tracé dans la terre. En arrière-plan, un feu de poubelles démarre. À défaut de ramassage efficace des ordures, on procède ainsi.
Un gouvernorat abandonné par Tunis.
La cité Ezzouhour, dans le centre de la ville, est le résumé visuel de cinquante années de marginalisation. Rues défoncées, foyers sans électricité ni eau potable, délinquance endémique, lycée en mauvais état. Dans un café, il est 19 heures. La nuit ne va pas tarder. Le serveur s’affaire à encaisser capucins et eau minérale, à ranger tables et chaises. Il a la quarantaine, des cicatrices sur le visage, une force physique apparente. Mais il craint le soir. « Les jeunes vont boire et se droguer, c’est pour ça qu’on ferme si tôt », explique-t-il. Les « yeux rouges » sont cohorte, rougis par les stupéfiants de contrebande. « Mon corps est là, mais pas mon esprit« , raconte un jeune chômeur. Beaucoup « prennent leur sac » et vont tenter de trouver un boulot de jardinier, de gardien, à Sousse où à Tunis. Quitter la ville semble le seul espoir. L’usine de papeterie Silos, l’un des rares poumons économiques de la ville, est à l’arrêt depuis deux mois. Près de mille emplois sont en jeu, mille qui font vivre des centaines de familles. « On a voté X, Y en 2011, mais ils ne pensent qu’à leurs chaises à Tunis », explique un employé. Les élections législatives du 26 octobre nourrissent les conversations et le mépris. On pointe du doigt les élites de Tunis, on accuse les Sahéliens de gouverner le pays depuis Bourguiba et d’ignorer les régions intérieures. La tête de liste de Nidaa Tounes, l’homme d’affaires Hamzaoui, mise sur le club de foot pour drainer les voix en sa faveur. Il a racheté l’équipe et fait campagne à travers elle. Après la victoire 2-0 ce dimanche, il vient saluer les joueurs et le public. Une technique éprouvée en Europe, de Silvio Berlusconi à Bernard Tapie. Mais ce qui ronge Kasserine et engendre un climat de paranoïa se nomme terrorisme.
La pépinière terroriste.
Hôtel Sfeir. Il est 22 h 20 le vendredi 14 septembre. Une, deux puis trois explosions retentissent. Un bruit sourd qui projette dans la rue les habitants et provoque la fermeture hâtive des rideaux de fer des épiceries. Une radio de Monastir annonce que la caserne militaire, implantée sur l’avenue Bourguiba qui traverse la ville, est victime d’une attaque terroriste. Sur place, calme plat. Un commandant de l’armée, gilet pare-balles dernier cri et fusil en bandoulière, rassure les inquiets. La police, mélange d’officiels et de civils, fume des cigarettes tout en demandant aux journalistes de quitter les lieux. L’un d’entre eux dit tout de go que « tout va bien à Kasserine ». L’origine de ces déflagrations serait liée à un nouvel équipement militaire turc afin de lutter contre les groupes armés que l’armée tente d’éradiquer sur le mont Chaambi et à Jebel Semoun, les petites montagnes qui entourent Kasserine. Depuis dix-huit mois, des accrochages se produisent régulièrement. Près de trente soldats y ont trouvé la mort. Neuf le 29 juillet 2013 (dont deux égorgés), quatorze le 16 juillet dernier lors de l’iftar, la rupture du jeûne. Bombardements, patrouilles terrestres et aériennes : rien n’y fait. Le 28 mai, le domicile familial du ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, subissait une attaque de groupes armés venus en 4×4 au centre de la ville. Bilan : quatre policiers tués. Le poste de police est à cent mètres de cette maison. Depuis, ce juge devenu ministre a été contraint de faire déménager sa famille. Ansar el-Charia a revendiqué l’opération. Difficile pourtant de s’informer sur cette zone trouble de Chaambi, devenue zone militaire. S’agit-il de groupes terroristes qui veulent frapper les forces de l’ordre afin de les désorganiser ? Aucun civil n’a été visé par ces groupes armés. À une poignée de semaines des législatives, le terrorisme agit comme un poison. Il monopolise les conversations, associe Kasserine aux supposés djihadistes. Un argument qui ne risque pas de favoriser le développement économique de cette ville que la partie côtière de la Tunisie ignore avec dédain depuis toujours.
La constance de la marginalisation.
Les 480 000 habitants du gouvernorat de Kasserine font partie d’une Tunisie qu’on dissimilait sous Ben Ali. Le village Potemkine dressé par le régime du RCD – le parti créé pour soutenir le dictateur – privilégiait Tunis, Nabeul, Hammamet, Sousse et Sfax. On y vantait la réussite économique, la liberté des femmes, un cocktail à base de thé à la menthe et de mer bleutée. Le FMI et la Banque mondiale adoubaient cette situation. Cette dernière institution vient néanmoins d’écrire son mea culpa dans un rapport intitulé « La Révolution inachevée ». Elle y indique avoir fermé les yeux sur le manque de transparence, la marginalisation des régions intérieures, l’absence de libertés. Un signal fort alors que cinq membres de l’ancien régime postulent aux élections présidentielles du 23 novembre. L’un d’entre eux, Abderrahim Zouari, est natif de Kasserine. Six fois ministre sous Ben Ali. Malgré le bilan social catastrophique du dictateur, certains disent préférer l’ancien régime. Non par idéologie, mais pour le prix du couffin, le panier de la ménagère tunisienne. L’inflation étrangle la vie quotidienne, multiplie par trois-quatre le prix des légumes, du mouton… Ce gouvernorat enverra sept élus au sein de la nouvelle Assemblée nationale. « Nous sommes des gens durs, car la vie est dure », dit un vieil homme qui mendie pour se payer ses médicaments. « Nous sommes le miroir de la nature », dit-il. Et de poursuivre : « À Kasserine, nous sommes entre la vie et la mort. »