Chasse au sympathisants putschistes, purges dans l’administration, écrasement de toute opposition… Le régime du président turc sombre dans l’autoritarisme et la répression.
Machine répressive devenue folle », « fuite en avant irrationnelle »… Les observateurs peinent à qualifier la spirale punitive dans laquelle la Turquie s’enfonce inexorablement depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet. Limogeages et arrestations affectent des cercles de plus en plus larges de la population, bien au-delà des milieux accusés d’avoir fomenté le putsch.
Afflux de prisonniers politiques.
En trois mois, 150 000 fonctionnaires marqués de l’étiquette infamante de « sympathisants des putschistes » ont été démis. Résultat : un million de personnes sont privées de moyens de subsistance, pendant que des pans entiers de l’administration et de l’éducation souffrent de désorganisation. Les arrestations sont si nombreuses – plus de 33 000 – que les détenus de droit commun ont été élargis pour faire place à l’afflux des prisonniers politiques.Derrière les murs des prisons, torture et mauvais traitements, qui avaient reculé ces dernières années, reviennent en force.
Les autorités turques ont limogé plus de 10.000 fonctionnaires supplémentaires soupçonnés de liens avec le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, accusé par Ankara d’avoir fomenté la tentative de coup d’Etat du 15 juillet.
Un décret publié tard samedi soir au Journal officiel dans le cadre de l’état d’urgence en vigueur détaille les milliers d’universitaires, enseignants et employés du secteur public de la santé concernés par cette nouvelle mesure.
Depuis la mi-juillet, et dans le cadre de la purge sans précédent qui a suivi le putsch avorté, le pouvoir turc a fait arrêter plus de 37.000 personnes et a déjà limogé ou suspendu quelque 150.000 fonctionnaires, juges, procureurs et policiers.
Le décret annonce également la fermeture de 15 organes de presse supplémentaires, pratiquement tous implantés dans le sud-est principalement kurde du pays, portant à plus de 160 le nombre de médias frappés d’une fermeture administrative depuis la tentative de coup d’Etat.
Il modifie également les règles présidant à la nomination des recteurs des universités. Ils étaient jusqu’alors élus. Ils seront désormais directement nommés par le président Recep Tayyip Erdogan sur proposition du Haut Conseil de l’éducation (YOK).
Le gouvernement dit n’avoir d’autre choix pour déraciner tous les partisans gülenistes qu’il dit infiltrés dans les rouages de l’Etat.
La dangereuse dérive autoritariste du président Erdogan vient d’enregistrer une brusque accélération. Huit journalistes du célèbre quotidien de gauche Cumhurriyet ont été arrêtés la semaine dernière, suivis par les maires de la plus grande ville kurde, Diyarbekir, et par sept députés dont les deux co-présidents du parti de la démocratie des peuples (HDP, pro-kurde), une formation qui compte 59 sièges au parlement. Le point commun entre tous ces « suspects » : leur soutien de la cause kurde, désormais assimilé à un pur et simple « soutien au terrorisme. »
Chasse aux gulénistes.
Au lendemain du coup d’état manqué, la répression s’était concentrée sur la fameuse « cinquième colonne des gulénistes » accusés d’avoir noyauté l’armée. Ces partisans de Fethullah Gülen, le mystérieux imam qui fut l’allié d’Erdogan pendant dix ans jusqu’à leur brouille en 2013, continuent de faire l’objet de purges et d’expropriations de grande ampleur.
Mohamed Morsi
Le politologue Bayram Balci voit dans cet acharnement « la hantise de l’échec égyptien ». L’AKP, le parti islamo-conservateur d’Erdogan, avait en effet poussé les Frères musulmans égyptiens à se présenter aux élections après le printemps arabe et s’était réjoui de l’accession de Mohamed Morsi au pouvoir. Le coup d’état militaire de 2013 qui a entraîné la chute de Morsi suivi de sa condamnation à mort ont été vécu comme un traumatisme. « Pour Erdogan, son sort est lié à celui de Morsi. Il est persuadé que s’il faiblit, il subira le même destin. »
Mais pourquoi s’en prendre aux élus kurdes qui n’ont aucun lien avec les gulénistes en encore moins avec l’armée ? Erdogan a pourtant été le premier dirigeant à lancer des pourparlers de paix avec le PKK kurde en 2012. Le cesser-le-feu avait duré trois ans. Et puis en 2015, rupture du dialogue, offensive militaire écrasante contre les Kurdes, retour des attentats…
Erdogan et la question kurde.
Une catastrophe pour la Turquie – mais pas pour Erdogan. Il suffit de voir le score remporté par l’AKP aux élections législatives avant et après la reprise du conflit kurde. Juin 2015, l’AKP subit un revers alors que le parti pro-kurde HDP, à peine créé, remporte 13% des voix. Erdogan perd la majorité absolue au Parlement et doit partager le pouvoir. Il décide alors d’appeler de nouvelles élections et entre temps, il annule le dialogue avec le PKK. Calcul payant : aux élections de novembre 2015, il rafle des voix à l’extrême droite et regagne la majorité absolue.
« Il est clair qu’Erdogan a choisi d’aggraver les conflits dans le but d’avoir les coudées franches pour éliminer toute opposition », note Ahmet Insel, journaliste à Cumhurriyet et à son tour soupçonné de « connivence » avec le terrorisme.
« Si ce n’est pas encore du fascisme, c’est déjà une dictature fascisante qui rappelle celles de l’entre deux guerres. »
Le politologue Hamit Bozarslan parle lui d’un « bateau ivre » : « Erdogan a fait alliance avec l’extrême-droite nationaliste et la frange ultra-islamiste. Il veut rétablir la peine de mort, intervenir en Syrie, en Irak. Tension avec l’Europe, les Etats-Unis, ses voisins… C’est un fuite vers l’abîme dont on ne voit pas comment il peut sortir. » Comment surtout la Turquie peut sortir.
10 infos sur Fethullah Gülen, l’ennemi juré d’Erdogan.
Cet imam puissant et discret qui vit aux Etats-Unis est accusé par le pouvoir turc d’être l’instigateur du dernier coup d’Etat manqué.
Respecté dans le monde entier par des millions de personnes, mais honni par le président turc Recep Tayyip Erdogan qui l’accuse de tous les maux que connaît son pays et notamment d’être l’instigateur du coup d’Etat manqué de vendredi dernier, Fethullah Gülen est depuis quelques jours au centre de l’intérêt international. Qui est cet homme si discret mais dont l’influence s’exerce partout dans le monde ?
1 Imam mystérieux.
A 75 ans, l’imam à la retraite et à la santé dite fragile peut faire figure de frêle vieillard. Mais, dans sa propriété de Pennsylvanie, le théologien d’origine paysanne est en réalité à la tête d’une communauté de millions de personnes à travers le monde, le Hizmet (ou mouvement Gülen). Loin de son Anatolie natale, l’homme entouré de mystères vit, semble-t-il, davantage en ermite qu’en mondain. Il reçoit peu et ne donne pas ou presque d’interviews.
2 Paix et tolérance.
La pratique religieuse de la communauté Gülen est réputée plus ouverte à la discussion, à l’intériorisation et à la réflexion. Dans un ouvrage consacré au mouvement, le politologue Hakan Yavuz explique que pour Gülen, l’islam doit être une religion œcuménique, qui prône le dialogue, y compris inter-religieux. Son mouvement enseigne l’importance des libertés individuelles et assure que l’engagement religieux doit être un acte volontaire. En outre, Fethullah Gülen considère « l’esprit critique comme la fondation de la connaissance qui glorifie Dieu ».
3 Influence.
Fethullah Gülen a été élu en 2008 « l’intellectuel le plus influent au monde » lors du concours annuel organisé par la revue américaine « Foreign Policy« . Une élection obtenue grâce à la mobilisation de ses sympathisants sur les réseaux sociaux. Ces derniers travailleraient d’ailleurs d’arrache-pied pour le voir, un jour, honoré du prix Nobel de la paix.
4 Noyautage.
Par tradition, le mouvement de Gülen agit dans le secret, loin de l’œil public. Il forme dans ses établissements une élite qui trouve tout naturellement sa place dans les administrations tant policières que judiciaires ou même militaires. En 1999, dans une vidéo qui lui avait valu des poursuites judiciaires – il est acquitté en 2006 – et avait entraîné son départ aux Etats-Unis, Gülen demandait à ses disciples de « s’engouffrer dans les artères du système, sans être remarqués de quiconque, jusqu’à atteindre les centres du pouvoir ».
5 Allié d’Erdogan.
Les gülenistes ont épaulé pendant de nombreuses années l’ascension de l’AKP, le parti d’Erdogan. Tous deux défenseurs d’un Etat musulman avec pour ennemi commun l’armée, ils ont longtemps formé une alliance solide. Mais leurs divergences – Gülen souhaite une Turquie arrimée à l’Europe quand Erdogan se voit au Moyen-Orient par exemple – les ont petit à petit éloignés.
6 Traître.
La pratique du pouvoir de plus en plus autoritaire d’Erdogan a suscité de nombreuses critiques chez les gülenistes. Et ce, d’autant que le leader de l’AKP s’en est pris aux intérêts matériels du Hizmet en visant les cours préparatoires à l’université, une source d’influence mais également de finance du mouvement. Opportunément, des magistrats – proche du mouvement – ont alors lancé une vaste opération mains propres dans l’entourage du Premier ministre d’alors, les suspicions de corruption étant nombreuses, déclenchant l’ire de ce dernier qui vit dans son ancien allié un traître.
La purge d’Erdogan s’étend à l’éducation et aux médias
7 Ennemi juré.
Depuis, Fethullah Gülen et ses adeptes subissent une chasse aux sorcières terrible. Aux purges dans la police succèdent l’élimination des magistrats gülenistes et Gülen lui-même fait désormais l’objet de poursuites. Ses écoles sont menacées de fermeture, quant au journal proche de l’organisation « Zaman », il a été placé sous tutelle de l’Etat après un raid de la police contre la rédaction en mars dernier.
Opréation de police au journal « Zaman »
8 Réseau international.
Le mouvement güleniste s’étend sur les cinq continents via un vaste réseau d’écoles et d’universités dont le nombre avoisine les 1.000, notamment en Afrique, en Afghanistan, en Indonésie, au Japon, aux Etats-Unis mais aussi en France. Une activité qui permet à ses membres de tisser des liens avec le monde des affaires dans tout autant de pays.
9 Affaires.
Présent dans l’éducation, l’industrie, la banque, l’humanitaire, et les médias avec le puissant quotidien « Zaman » – dont il a perdu le contrôle en mars dernier – le mouvement a longtemps eu la main sur des pans entiers de l’économie, grâce à des hommes d’affaires hautement qualifiés réunis depuis 2005 dans leur syndicat patronal, la Tüskon. Des businessmen qui contribuent au succès du mouvement en finançant les écoles et les associations humanitaires.
10 Welcome.
Fethullah Gülen est réfugié aux Etats-Unis depuis 1999. Il y a obtenu un statut de résident permanent et ce malgré les tensions que sa présence crée entre les Etats-Unis et la Turquie. En 2014 déjà l’actuel président turc avait affirmé lors d’une interview s’être plaint auprès de Barack Obama à propos de Fethullah Gülen. Mais, deux ans plus tard, le vieil homme est toujours établi près de la ville de Saylorsburg, à environ 150 km de New York City, où il y jouit d’une grande tranquillité.
Dès le lendemain du putsch manqué, Erdogan réitérait son appel à Barack Obama : « Monsieur le président, je vous le dis, renvoyez ou livrez-nous cette personne »… sans jamais prononcer le nom de Gülen. Fin de non recevoir. En guise de réponse, Washington a invité Ankara à fournir des preuves contre Gülen.