Al-Qaida cherche à capitaliser sur la défaite des rebelles à Alep.
« Alors, comment va la safe zone ? »
La défaite de ses troupes au nord d’Alep n’a pas fait perdre son sens de l’ironie à Abou Khattab Al-Makdissi, commandant du Front Al-Nosra, le groupe rebelle djihadiste syrien affilié à Al-Qaida. Le projet de zone de sécurité dans le nord de la Syrie, soutenu par la Turquie au profit des rebelles modérés, a été anéanti par les bombardements russes et l’avancée des troupes de Bachar Al-Assad. Très actif sur Twitter, Al-Makdissi accuse aussi ses rivaux au sein du camp anti-Assad d’avoir déserté les lignes de front et de quémander des moyens pour se battre : « Une lunette de vision nocturne ici ; une roquette par là. Mais où sont vos armes ? »
A la faveur de l’offensive russo-syrienne, le Front Al-Nosra, absent d’Alep depuis un an et demi, a fait un retour en force dans la ville. Près de 1 500 combattants d’Al-Nosra y ont été déployés, dont plusieurs centaines ont tenté de bloquer l’avancée loyaliste au nord de l’agglomération, sans succès et au prix de lourdes pertes. Ce que ne manquent pas de souligner les djihadistes, qui se targuent « d’avoir sacrifié les meilleurs des leurs » sur le champ de bataille.
Le retour à Alep du Front Al-Nosra ne fait pas que des heureux parmi les autres factions rebelles de la ville, qui observent avec suspicion les djihadistes rouvrir des bureaux et installer des checkpoints. « Que viennent-ils faire ici ? », s’interrogeait fin janvier Moustafa Berro, le leader d’une brigade modérée de la ville, en qualifiant les initiateurs de ce déploiement « de personnes insensées ».
« Divisions entre factions »
Le Front Al-Nosra a également opposé une fin de non-recevoir à la volonté des rebelles de renforcer les forces de police locales, qui ne comptent que 473 policiers, préférant envoyer ses combattants sur les lignes de front. Mais les groupes modérés, qui ont annoncé leur fusion dans une nouvelle structure, ne semblent avoir ni la volonté ni les moyens de s’opposer au retour des djihadistes, d’autant que, « même si la population n’aime pas le Front Al-Nosra, elle ne supporte plus les divisions entre factions, estime un journaliste syrien. De nouveaux affrontements fratricides entre rebelles seraient insupportables, alors que la ville vit sous un tapis de bombes russes ». En réponse à un rassemblement de militants de l’opposition, le Front Al-Nosra a d’ailleurs organisé lundi 8 février sa propre manifestation en se présentant comme la seule force capable de protéger les habitants de l’« invasion iranienne », tout en fustigeant les négociations de Genève, une « trahison ».

« Même si la population n’aime pas le Front Al-Nosra, elle ne supporte plus les divisions entre factions »
« L’offensive du régime sur Alep et l’échec de Genève bénéficieront aux groupes les plus radicaux, et en particulier au Front Al-Nosra », craint d’ailleurs
Barak Mendelsohn, chercheur au Foreign Policy Research Institute et spécialiste d’Al-Qaida.« Toutes les factions vont voir leur image et leur réputation affectée si elles ne parviennent pas à enrayer l’offensive du régime. Celles qui sont le plus liées à la Turquie, au Qatar ou à l’Arabie saoudite souffriront plus de l’incapacité de leurs parrains à les soutenir. Les revers de la rébellion valident le récit qu’Al-Nosra fait des événements en Syrie, c’est-à-dire celui d’un complot international contre les musulmans sunnites. »
Le Front Al-Nosra a toujours affirmé que les pays étrangers ne se souciaient guère du peuple syrien et qu’on ne pouvait leur faire confiance, ajoute M. Mendelsohn. Un discours porteur à l’heure du “lâchage” américain [de l’opposition] à Genève. Les puissances sunnites vont devoir démontrer qu’elles n’ont pas joué un rôle dans cet abandon. Quant aux groupes rebelles modérés, s’ils veulent continuer à se battre, voire survivre, ils devront se rallier au Front Al-Nosra , conclut-il.
Thèse du complot
C’est le risque qui guette le puissant groupe salafiste Ahrar Al-Cham, force militaire de premier plan et partie prenante du Haut Comité des négociations (HCN) de l’opposition syrienne à Genève, dont les relations avec les djihadistes d’Al-Nosra étaient jusque-là tendues. Après s’être alliés au printemps 2015 au sein de l’Armée de la conquête qui leur avait permis de prendre la ville d’Idlib et de menacer la côte alaouite, bastion du régime Assad, les deux mouvements se sont opposés, rattrapés par leurs rivalités territoriales et leurs différends politiques. Les salafistes d’Ahrar Al-Cham reprochant aux djihadistes d’Al-Nosra leurs liens avec Al-Qaida, qui agiraient comme un repoussoir auprès de la communauté internationale.
Aymen Mohamed Aroush, un imam réputé proche d’Ahrar Al-Cham, épouse aujourd’hui la thèse d’un complot développée par le Front Al-Nosra : « Je plains les esprits qui pensent que les Russes et l’Occident soutiennent Bachar en raison de la présence d’Al-Qaida, et que la situation serait différente si seule l’Armée syrienne libre [ASL, rébellion modérée] existait. Le nouvel ordre mondial ne permettra jamais à un pays musulman d’être libre… »
Dans le nord de la Syrie, les cours de justice mises en place par les rebelles modérés et salafistes dans les zones qu’ils contrôlent usent désormais d’un vocabulaire radical. Ainsi, le tribunal d’Azaz appelle à la mobilisation face à « l’avancée des rafidi [terme péjoratif désignant les chiites] soutenus par les avions des communistes russes », tandis que les cheikhs salafistes appellent à l’unité des combattants et de la communauté sunnite.
Soit, mot pour mot, la rhétorique d’Al-Qaida.
Les missiles antichars américains TOW, qui avaient disparu des champs de bataille depuis fin novembre – expliquant l’effondrement récent des rebelles – ont fait leur réapparition tout récemment au sein des brigades de l’ASL. Les soutiens étrangers des rebelles modérés ont peut-être pris conscience du risque d’une montée en puissance d’Al-Qaida à la faveur de leur effondrement.