Entretien avec la polémologue Caroline Galacteros (1/2)
On commémore aujourd’hui les dix ans du déclenchement de la « guerre de juillet » entre Israël et le Hezbollah. Dix mois après le retrait unilatéral de Gaza, le 25 juin 2006, un commando du Hamas enlevait le soldat franco-israélien Gilad Shalit dans la localité israélienne de Kerem Shalom, jouxtant la bande de Gaza. Quelques jours plus tard, à la frontière nord d’Israël, le Hezbollah libanais capture deux hommes de troupe israéliens afin de soulager la pression qu’exerce l’Etat hébreu sur le Hamas. En représailles, le 12 juillet 2006, Israël lance une opération militaire de grande envergure contre la milice chiite. Après trente-trois jours de conflit, malgré des pertes limitées dans ses rangs, l’Etat hébreu considère avoir subi une lourde défaite symbolique : le Hezbollah n’a pas été mis KO, tant s’en faut.
Le coût humain et matériel de cette guerre – un millier de civils tués, des milliards de dégâts – ainsi que l’inexpérience du Premier ministre Ehoud Olmert, de son ministre de la Défense Amir Peretz – tous deux civils – et du chef d’état-major des armées Dan Haloutz (un officier de l’armée de l’air étranger à la culture de l’armée de terre) ont été pointés du doigt en Israël. De l’autre côté du front, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a admis qu’il ne s’attendait pas à une telle riposte d’Israël en 2006, avouant à demi-mots que le jeu n’en valait pas la chandelle. Les mauvais calculs de l’un ont donc rencontré l’inexpérience des autres.
Une décennie après le cessez-le-feu permis par le vote de la résolution 1 701 de l’ONU, le nouvel équilibre dissuasif né de ces trente-trois jours d’affrontements a ouvert la plus longue période de non-violence sur le front israélo-libanais depuis 1968.
Dix ans après la guerre de juillet 2006, les révoltes arabes et la guerre en Syrie étant passées par là, l’axe Hezbollah-Damas-Téhéran a-t-il perdu les dividendes politiques de sa « victoire divine » contre Israël ?
Caroline Galacteros1. Vous allez sans doute un peu vite en besogne. Le rôle militaire et politique d’importance pris par le Hezbollah en Syrie – contre l’offensive sunnite tous azimuts lancée pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad et mettre la main sur le pays à la faveur d’une révolte populaire – est aussi le résultat de cette « victoire divine ». Une victoire qui a renforcé considérablement l’influence du Parti de Dieu non seulement au Liban mais aussi dans les territoires occupés. Rappelons que Hassan Nasrallah a su nouer, dès les années 1980, des relations et une coopération sécuritaire étroite avec les mouvements palestiniens (sunnites) et est progressivement apparu comme le protecteur des Palestiniens libanais. La guerre de 2006, en renforçant cette identification, a atténué le clivage confessionnel local, le Hezbollah affirmant se battre pour les Palestiniens du Liban. Al-Qaïda puis l’Etat islamique quelques années plus tard, chercheront à réveiller et à durcir la fracture confessionnelle. On peut en revanche dire que le spectre d’évaluation du rapport de force entre puissances sunnites (monarchies pétrolières et Turquie), entrées de factoprogressivement dans une convergence tactique avec Israël contre l’Iran, et l’axe chiite autour de Téhéran s’est sensiblement élargi depuis 2011. Le centre du conflit s’est déplacé et la question israélo-palestinienne ne peut plus, à elle seule, justifier les affrontements dans la région dont les motivations énergétiques et politiques sont plus larges.
Aujourd’hui que le prestige islamo-nationaliste du Parti de Dieu est écorné, les djihadistes sunnites ont-ils supplanté l’Etat juif dans le rôle de l’ennemi principal du parti chiite ?
Je ne suis pas sûre qu’il soit vraiment écorné. Je dirais plutôt que la lutte d’influence fait rage, dans le sang, d’attentats en contre- attentats et qu’effectivement, le Hezbollah joue gros dans cette affaire. Mais il semble conserver quasi intacte sa capacité de nuisance et aussi, son rôle politique central, et même stabilisateur, qu’on le veuille ou non, au Liban, pays de plus en plus fragilisé par l’afflux de réfugiés syriens et instrumentalisé sans vergogne par les puissances régionales. Et puis, tactiquement parlant, avoir deux « ennemis » (Israël et l’Etat islamique) n’est-il pas préférable à n’en avoir qu’un ? Il faut juste éviter qu’ils ne conjuguent leurs efforts contre vous…
En Syrie, le Hezbollah collabore activement avec l’état-major russe pour appuyer l’armée de Bachar Al-Assad. La Russie évite-t-elle les écueils habituels de la guerre asymétrique ?
L’armée russe a des moyens limités (son budget de défense représente environ un neuvième de celui des Etats-Unis) et des ambitions en Syrie limitées aussi. Elle craint l’enlisement dans lequel certains voudraient l’entraîner. Son implication militaire, conjuguée au soutien iranien, a permis un retournement incontestable de la situation sur le terrain. On donnait le régime pour moribond, son président comme quasi déchu et désespéré, les « islamistes modérés »sunnites (catégorie parfaitement introuvable à mes yeux, étant donné leurs origines et leurs allégeances réelles) aux portes du pouvoir. Que l’on soit pro ou anti-russe, les faits sont là : quelques mois d’opérations militaires russes ont changé la donne et pris tout le monde de court. La Syrie ne sera probablement pas dépecée comme prévu. Il va falloir tenir compte des intérêts des minorités du pays, de ceux de la communauté alaouite et derrière elle, de l’Iran. L’affrontement Iran-Arabie saoudite (pour l’influence régionale mais surtout pour le soutien américain) se poursuit en Syrie, comme en Irak, au Yémen, ou en Libye. Mais à mon sens, la Syrie n’est que l’un des théâtres de la rivalité globale russo-américaine, qui est bien loin d’avoir disparu avec le Mur de Berlin comme ont voulu le croire les idéalistes naïfs. Il n’y aura pas de solution politique ou d’avancée diplomatique réelle en Syrie tant que Washington et Moscou ne se seront pas entendus de manière globale non seulement sur l’avenir du pays, mais sur celui de l’Ukraine, de l’élargissement de l’OTAN, et sur les sanctions qui gênent toujours Moscou. Les théâtres syrien et européen sont donc intimement liés, au grand dam d’ailleurs de Téhéran, qui a peur de faire les frais de cette relation surdéterminante. Celle-ci n’exclue évidemment pas la rivalité politique, bien au contraire. Tandis que les Russes sont parvenus à retourner partiellement l’atout kurde syrien, les Américains continuent de soutenir les islamistes forcenés issus des déclinaisons locales d’Al-Qaïda ; car c’est aussi le rapport de force militaire qui déterminera l’avenir politique. Pendant ce temps, le peuple syrien souffre.
Lorsqu’il fut question de bombarder Damas à la fin de l’été 2013, la France fut à l’avant-garde des Etats-Unis, de même que lors des négociations de l’accord nucléaire avec l’Iran, Paris se montra plus dure que Washington. Alors que les Etats-Unis délaissent leur allié saoudien, notre diplomatie a-t-elle ainsi voulu se rapprocher de Ryad ?
Les motivations de notre diplomatie sur le dossier iranien me demeurent mystérieuses. Démontrer notre docilité à Washington et adopter le rôle du « mauvais flic » qu’ils nous attribuaient ? « Nous faire pardonner l’Irak » (une des meilleures décisions de politique internationale prises depuis des décennies) ? Nous n’avons strictement rien gagné à cette posture jusqu’au boutiste. Dans aucun domaine. Nous sommes tombés dans un piège. La France n’est le serf de personne. Elle doit déterminer, en visant loin et haut, ses intérêts nationaux et caler son action diplomatique en fonction. Or, le monde étant ce qu’il est, il est à mes yeux évident que notre pays a vocation à penser et mener sa politique étrangère comme équilibrée et médiatrice. Et à ne surtout pas prendre parti dans des affrontements confessionnels auxquels il n’entend rien, et qui masquent des luttes d’influence et d’intérêt infiniment plus prosaïques dont il ne peut être que le jouet. La politique étrangère d’un Etat comme le nôtre ne se réduit ni à une politique humanitaire ni à de la « diplomatie économique ». Ce ne sont là que des lignes d’opération d’une stratégie globale.
La surpuissance technologique de l’Occident est sa faiblesse.
Entretien avec la polémologue Caroline Galacteros (2/2)
La coalition aérienne occidentale peine à venir à bout de l’Etat islamique en Syrie et en Irak, malgré sa surpuissance matérielle. Pourquoi est-ce si difficile de vaincre un ennemi faible dans ce type de guerres asymétriques ?
Caroline Galacteros1. Très vaste question. J’avais commis en 2013 un petit livre sur le sujet et suis en train de récidiver. Plus sérieusement, l’utopie technicienne portée par la modernité occidentale transforme des miracles apparents en mirages manifestes. La technologie est impuissante à régler les problématiques humaines ou politiques. Le conflit est d’essence humaine et politique, comme les moteurs de la guerre. Le contact, le face-à-face, la durée demeurent des exigences indépassables qui forment le socle de la légitimation de l’intervention. Or, les politiques qui ont, chez nous, imprudemment réduit le format et les moyens de nos armées, ne supportent plus les pertes, les morts, les cercueils. L’un des « dommages collatéraux » de la professionnalisation des armées a été la banalisation du métier militaire, la perte de sa spécificité (pouvoir donner la mort au nom de la nation et au prix éventuel de sa vie) faisant presque de nos soldats morts au combat des victimes d’accidents du travail. Parallèlement, la technologisation du combat et ses possibilités chaque jour plus incroyables offrent à nos gouvernants la possibilité d’imaginer la victoire presque sans combattre (les drones armés, la robotisation progressive du champ de bataille) et sans pertes.
Comme le relève Eric Desmons, mourir pour la patrie est devenue une idée quasi incongrue dans nos démocraties libérales qui font de la survie la valeur suprême de l’individu. La propension de nos adversaires djihadistes au sacrifice est-elle leur principal atout ?
L’ennemi ne voit nulle perte dans sa propre mort. Il ne se sacrifie pas. Il saisit en mourant l’occasion d’échapper à l’égarement ou l’exploitation que lui propose la modernité occidentale. Nous devrions prendre bien plus au sérieux que nous ne le faisons ces argumentaires qui semblent délirants à nos sociétés ultra-individualistes mais portent une forme d’héroïsme désespéré mais agissant.
De son côté, le politique est comme pris dans un étau entre une supériorité technologique « faciale » et une augmentation concrète de son impuissance globale. La victoire lui échappe. Il faut dire qu’il n’a plus le recul ou le courage d’articuler une vision globale et cohérente de sa politique étrangère et donc de l’usage des armées, et en conséquence, a le plus grand mal à faire passer ses décisions d’engagement pour l’expression d’une « grande stratégie ».
Ultime et inquiétant renversement de perspective, nos armées ultramodernes sont perçues comme « barbares » par l’adversaire car elles confondent modernité et progrès, technologie et supériorité morale. La dissymétrie technologique irrattrapable engendre le contournement et l’asymétrie, le refuge dans ce que la technologie cherche précisément à dépasser en réalisant son fantasme de « mort de la mort » et d’attrition maximale au nom d’une neutralité bienveillante. Chacun sait pourtant que les fantasmes n’ont d’intérêt que s’ils restent irréalisés.
Alors que Clausewitz en faisait « la continuation de la politique par d’autres moyens », vous estimez qu’à l’ère postmoderne, « la guerre a perdu son essence politique » aux yeux des Occidentaux (Etats-Unis, Israël). Qu’entendez-vous par là ?
Le syndrome de la toute-puissance occidentale porté par la conviction d’une supériorité politique et civilisationnelle, a transformé la nature de la guerre. Celle-ci est devenue une « punition » bien méritée et si possible définitive au lieu de n’être qu’un moment armé de haute tension mais toujours réversible du « dialogue » politique entre les Etats. Quand Clausewitz parlait de guerre comme d’une « continuation de la politique par d’autres moyens », il entendait que la guerre n’était qu’une séquence de l’affrontement, une modalité du rapport de force et qu’elle pouvait et devait, dès que possible, céder la place à la négociation. Nous en sommes loin. Elle est devenue, dans les années 90 (Kosovo, Irak, etc.) un moment de rupture du dialogue politique et de passage à la destruction à l’attrition sans équivoque de l’Autre dûment « diabolisé ». Les dictateurs sont désormais voués aux gémonies, et les peuples qui auraient le mauvais goût de persister à les soutenir, finissent par les rejoindre dans l’anathème violent lancé par un Occident toujours sûr de son « bon droit ».
Votre critique de l’ethnocentrisme occidental s’appuie sur une analyse géostratégique classique en termes de luttes d’intérêt entre Etats rivaux. N’avez-vous pas tant tendance à sous-estimer le poids de l’idéologie religieuse (sunnite vs chiite) dans la géopolitique régionale ?
Je crois en effet aux rapports de force, aux intérêts économiques et financiers, aux luttes énergétiques plus qu’aux oripeaux moralisateurs et/ou religieux pour remonter aux sources des conflits et les « lire ». Je crois plus aux lanternes qu’aux vessies… Si la dimension confessionnelle de ces affrontements est importante, elle n’est pas le moteur initial de l’affrontement et surtout elle a été instrumentalisée par les uns et les autres pour mobiliser leurs communautés respectives et les lancer les unes contre les autres. Cela marche très bien. Un peu comme dans les Balkans des années 90, où Serbes, Croates et musulmans entre-déchiraient sur fond de différence religieuse, mais essentiellement pour la domination politique et économique de leur communauté sur les autres. Ceci dit, il est incontestable que cette violence sectaire vit désormais sa propre vie, sanglante, et qu’il y a une réalité grandissante de la lutte confessionnelle entre sunnites et chiites. Fomenter et nourrir la guerre civile via la dimension religieuse, au Moyen-Orient comme en Europe, est d’ailleurs l’un des objectifs de l’Etat islamique.
À ce propos, quelques jours après les attentats du 13 novembre, vous évoquiez l’existence d’un lien entre ce drame et les attaques qui avaient ensanglanté la banlieue chiite de Beyrouth la veille. Les djihadistes auraient voulu entraver le rapprochement entre la France et l’Iran. Maintenez-vous cette hypothèse ?
L’attentat est intervenu à quelques jours de la visite à Paris du président iranien Rohani, visite mal préparée et mal engagée mais qui devait amorcer un rapprochement des positions française et iranienne. La visite a été immédiatement annulée. L’attentat a eu lieu dans un quartier « mixte » de Beyrouth, effectivement chiite, mais jouxtant un camp de réfugiés palestiniens sunnites. Si vous reliez les succès militaires russo-iraniens du moment en Syrie, l’objectif de l’EI d’attiser les tensions communautaires et confessionnelles pour affaiblir le Hezbollah et donc l’Iran, la crise institutionnelle libanaise qui battait son plein pour la désignation d’un président de la République susceptible de satisfaire Ryad et Téhéran, enfin le rôle central du Hezbollah dans la vie politique libanaise et son affaiblissement tout aussi cardinal aux yeux de certains, vous avez un faisceau de présomptions intéressant.
Mais je ne saurais vous dire si l’Etat islamique fonctionne de manière centralisée ou pas. Je pense qu’il a plusieurs modes de fonctionnement et d’activation de ses réseaux et cellules terroristes et que cela fonctionne assez différemment en Europe et dans la région. Il y a les attentats « en auto-saisine », comme ceux qui ensanglantent nos rues, et ceux qui peuvent être commandités d’en haut et réalisés au moment jugé le plus opportun.