La cellule médias de l’Etat islamique est devenue une cible systématique de la coalition, dans le but de couper le mal à la racine. Résultat, la communication du « califat » a drastiquement chuté en qualité et en quantité depuis un an.
La rubrique nécrologie des médias de Daech s’est encore étoffée ces derniers jours avec la confirmation, lundi 10 octobre, de la mort du « ministre de l’information » du califat autoproclamé, Wa’il al-Fayad, déjà annoncée par le Pentagone à la mi-septembre. Abou Mohamed el-Furqan (son nom de guerre), présenté comme l’« émir » du groupe chargé des médias, aurait été tué près de Raqqa dans un bombardement aérien de la coalition internationale.
Selon Washington, c’est notamment lui qui « supervisait » la production léchée des vidéos dépeignant tortures et exécutions, abondamment diffusées sur les réseaux sociaux et commentées par les médias internationaux.
Il était aussi un « proche collaborateur » du numéro deux du groupe djihadiste, la « voix de l’EI » Abou Mohammed al-Adnani, tué par une frappe de la coalition le 30 août.
Cette élimination progressive des cadres qui tenaient le porte-voix de l’organisation à travers le monde n’est pas sans conséquence. Une étude réalisée par des chercheurs de l’académie militaire de West Point (Etat de New York), publiée lundi, met en lumière le rapide effondrement de la propagande de l’Etat islamique depuis le début de l’année 2016. Le contenu des communications a lui aussi sensiblement dévié.
« Il ne s’agit pas juste d’un déclin numérique », commente le directeur d’études du Combating Terrorism Center et auteur du rapport, Daniel Milton.
« Leur principal ‘argumentaire de vente’ était l’instauration du ‘califat’. On voit maintenant une incapacité à communiquer sur ce qui fait d’eux un Etat en construction, ce qui était au cœur de leur stratégie de séduction. »
Au plus fort de l’activité de sa cellule médias, à l’été 2015, Daech diffusait plus de 700 publications par mois en Syrie et ailleurs, selon l’étude. Un an plus tard, en août 2016, ce chiffre était tombé en-dessous de 200.
Fin de la propagande « lifestyle ».
Sur la même période, la part du nombre de publications concernant l’activité militaire de Daech a doublé, accaparant désormais 70% de la propagande du groupe, tandis que celle des autres sujets, notamment sur la vie quotidienne au sein du « califat », chutait drastiquement. Le reflet d’une avalanche d’échecs sur le terrain pour l’Etat islamique, harcelé par les bombardements occidentaux et contraint à un reflux territorial conséquent tout au long de l’année 2016.
Or – outre sa production de qualité « hollywoodienne »– l’aspect attractif de la propagande de Daech reposait avant tout sur un message central : le jeune Etat (autoproclamé en 2014) était certes en guerre, mais contrôlait déjà de vastes pans de territoire et surtout promettait la victoire. Auteur de « Daech, l’Etat de la terreur », J.M. Berger confirme auprès du « New York Times » :
« Tous les observateurs constatent ce phénomène. Ils [Daech] ont complètement abandonné l’angle utopique qu’ils cultivaient au début, et ça mine leur politique de recrutements. »
En 2014 et 2015, la communication de Daech, soucieuse d’attirer non seulement des djihadistes étrangers mais aussi leurs familles, montrait un jeune pays doté d’institutions et d’infrastructures solides, ainsi qu’une capitale, Raqqa, en plein boom économique. Les vidéos dépeignaient alors régulièrement des usines tournant à plein régime, des entrepôts garnis, des enfants jouant dans la rue. L’Etat islamique était un pays de cocagne en devenir.
De haut en bas et de gauche à droite : production de crème glacée dans une usine de Ninive, un marché couvert à Raqqa, l’atelier d’un fabricant de meubles à Al-Furat et les rayons pleins à craquer d’une épicerie de la Djézireh. Images diffusées entre juin et septembre 2015. (Combating Terrorism Center)
Exemples de propagande « lifestyle » de Daech datant de l’été 2015 : grande roue à Ninive, baignade à Salah ad Din, équitation à Alep et partie de pêche à Raqqa. (Combating Terrorism Center)
Longtemps, les images de l’Etat islamique ont fait se côtoyer guerre et paix ; mais l’effort de guerre croissant a peu à peu mis fin à la propagande que l’étude qualifie de « lifestyle ». Parce qu’il n’y avait plus rien à montrer… mais aussi plus personne pour le montrer :
« Les communicants de l’Etat islamique sont aussi des combattants », note Daniel Milton. « Et quand ils se battent, ils ne peuvent pas délivrer leurs messages. »
Déclin de la propagande, pas de la menace.
La propagande de Daech est aussi devenue moins visible avec le temps. Naguère conciliants avec les publications de l’organisation, plusieurs grands groupes ont sonné la charge pour étouffer ses contenus, notamment Twitter qui a lancé une politique agressive de suppressions de comptesde djihadistes (235.000 en six mois), forçant un bon nombre de ces derniers à émigrer vers la messagerie cryptée Telegram.
L’étude de West Point indique également qu’au fil du temps, les vidéos d’exécutions de combattants ennemis ont décliné pour laisser place à celles de djihadistes accusés de trahison, signe de l’inquiétude grandissante de Daech sur la présence d’infiltrés dans ses rangs.
Si bien que l’Etat islamique est devenu moins attractif. En avril, le Pentagone rapportait que le flux de combattants étrangers rejoignant la Syrie avait été divisé par 10 en un an, passant de 2.000 par mois à 200 par mois. En juin, la Maison Blanche annonçait que l’organisation avait perdu quasiment la moitié des territoires qu’elle avait occupés enIrak, et que le contingent de ses troupes étrangères avait chuté de 33.000 à 20.000 djihadistes.
Une bonne nouvelle pour la coalition anti-djihadistes ? Oui et non, tempèrent les chercheurs, qui estiment que l’idéologie de l’EI, qui dépeint un monde en proie à une guerre apocalyptique entre musulmans et non-musulmans, risque de continuer à inspirer des actes terroristes même après la chute du « califat ». Mais Daniel Milton s’interroge moins sur la communication externe de Daech que sur sa propagande interne, qui nourrit depuis des années la vie de millions de Syriens et d’Irakiens, dont beaucoup d’enfants.
« Que faire des enfants qui ont été exposés à cette vision du monde ? Ce sera un problème un long-terme », conclut-il.
Tuer les leaders de l’EI, une stratégie efficace ?
Abou Mohammed al-Adnani est le troisième haut responsable djihadiste liquidé en cinq mois. Abou Bakr al-Baghdadi, introuvable chef de l’EI dont la tête est mise à prix par les Etats-Unis, se trouve plus isolé que jamais. Cette stratégie dite de « décapitation » est-elle efficace ?
Abou Mohammed al-Adnani, stratège et architecte des opérations extérieures de l’Etat islamique (EI) et porte-parole de l’organisation terroriste, a été tué dans une frappe dont les Etats-Unis et la Russie se disputent la paternité. Sa tête était mise à prix à 5 millions de dollars. Comme des dizaines d’autres terroristes, ils faisaient partie de la liste officielle américaine antiterroriste des personnes recherchées, Rewards for Justice, où l’on trouve également le chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri (25 millions de dollars de récompense), le chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi (10 millions) ou encore l’ancien chef de Boko Haram, Aboubakar Shekau (7 millions).
Comme au temps d’Oussama Ben Laden, les Américains ont fait de la « stratégie de la décapitation », méthode militaire qui consiste à éliminer physiquement des « cibles à hautes valeurs » pour affaiblir une organisation terroriste, un mode opératoire de plus en plus utilisé, surtout depuis l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche.
Mais cette tactique militaire compte autant de détracteurs que d’adeptes. Les premiers estiment qu’elle déstabilise certes un groupe, temporairement, mais qu’elle n’anéantit jamais l’organisation d’un réseau structuré. Les seconds pensent au contraire que supprimer ces cibles accroît les chances de victoire du contre-terrorisme et diminue la violence d’un conflit. Bruno Tertrais, politologue et maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, considère ce procédé « limité » mais indispensable. Interview.
La « stratégie de la décapitation », qui vise les « cibles à haute valeur », est-elle efficace pour affaiblir l’EI ?
- Rappelons d’abord que la « décapitation » n’est pas une stratégie spécifiquement américaine. Les Russes et les Israéliens ont largement utilisé cette technique, les uns contre la rébellion tchétchène, les autres contre des leaders du Hamas au début des années 2000.
Est-ce efficace ? L’historiographie des mouvements totalitaires et des Etats autoritaires a mis en exergue le rôle important des leaders. Exemple : si Hitler avait été ciblé personnellement à la fin des années 30, il n’est pas certain qu’un autre leader aurait amené l’Europe, et l’Allemagne en particulier, à sa perte comme Hitler l’a fait. De même, plusieurs études, dont celle de l’université d’Harvard de 2012, montrent que la « stratégie de la décapitation » contre le terrorisme et la contre-insurrection est efficace, oui.
D’autres chercheurs, au contraire, pensent que les groupes terroristes résistent à la mort de l’un de leurs leaders…
- Oui, avec deux arguments à l’appui -mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas efficace. D’une part, ils estiment que la mort d’un chef en fait un martyr qui attirera de nouvelles recrues et qu’il sera dans tous les cas remplacé. Ce qui n’est pas tout à fait exact : on a démontré que l’effet martyr n’existe pas ou en tout cas qu’il est surévalué. Et la possibilité pour un leader d’être remplacé n’est pas une raison pour ne pas l’éliminer. Second argument : le réservoir des leaders charismatiques et efficaces n’est pas nécessairement inépuisable. Et de fait, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, n’avait pas la même aura.
Ce qui a marché pour Al-Qaïda peut-il fonctionner pour l’EI ?
- L’élimination physique des principaux leaders opérationnels est certainement de nature à troubler ou à désorganiser la planification faite d’actions locales et à l’étranger. Mais ça n’élimine évidemment pas la menace.
D’ailleurs, personne ne peut prétendre que l’élimination du chef de l’EI, Al-Baghdadi, par exemple, aurait le même effet en 2016 qu’aurait eu l’élimination d’Hitler en 1940. L’EI est une mouvance particulière, bien structurée. Tuer ses leaders aura une efficacité limitée mais ce n’est pas une raison pour ne pas le faire.
Quelles sont les limites de cette stratégie ?
- Les leaders ne sont jamais seuls. Ce ne sont pas des mécanismes dont il y aurait une pièce maîtresse, une clé de voûte, sans laquelle tout s’effondre. Les organisations terroristes ne sont pas des Etats totalitaires, elles sont souvent décentralisées et fluides et leur influence est tout autant idéologique qu’opérationnelle. Personne ne pense qu’il suffit de « décapiter » pour que les mouvements terroristes disparaissent. L’efficacité ne veut pas dire suffisance.
Pourtant les Etats-Unis ont bâti un récit autour du « wanted dead or alive » en matière de lutte contre le terrorisme.
- Dans l’élimination des leaders terroristes, il y a aussi une dimension de morale et de justice, c’est une manière de montrer que les agressions ne restent pas impunies. L’expression ‘Wanted : Dead or Alive’ est effectivement américaine – Bush l’avait d’ailleurs utilisée à propos de Ben Laden – mais n’oublions pas que la promesse de récompense existe dans d’autres pays.
Mais il est vrai que contrairement à d’autres – je pense par exemple aux Israéliens – les Américains se réjouissent publiquement de leurs prises car c’est ce qui est le plus visible, cela crée des effets d’annonce. Mais cela ne veut pas dire que la « décapitation » soit centrale dans leur stratégie.
Est-ce que l’élimination d’Abou Bakr al-Baghdadi est activement souhaitée, recherchée et espérée comme quelque chose qui pourrait affecter le sort de l’EI ? Je ne connais pas la réponse à cette question. Quoi qu’il en soit, on cherche toujours à se débarrasser de l’ennemi. Il ne faut pas négliger la force symbolique de ce genre d’assassinat. L’élimination Abou Moussab al-Zarqaoui, premier leader de l’EI, avait contribué à ce que le mouvement s’éteigne presque. Cela avait été un vrai succès.